Par Federico Dertaube, paru dans Izquierda Web, le 2 septiembre 2022.
En Argentine, les libertés démocratiques ont été gagnées avec du sang. La lutte contre la dictature militaire, l’organisation ouvrière des années 80, les manifestations du 24 mars, les jugements contre les militaires génocidaires, la révolte populaire en 2001… Le droit à la manifestation, au vote, à l’auto-organisation, ce sont des choses à défendre sans hésitations.
L’attentat contre Cristina Fernández de Kirchner est une attaque contre tout cela; une attaque qui transcende sa figure. De plus, il ne s’agit pas d’une action isolée. Depuis des années, l’Argentine témoigne de l’avancée d’une campagne droitière qui cherche à criminaliser les blocages de rues, les manifestations populaires, les syndicats et les mouvements des chômeurs. La classe capitaliste aimerait bien pouvoir effacer du pays cet esprit gênant de révolte permanente. Le péronisme lui-même, d’une façon plus timide, participe également à cette campagne.
La décennie kirchneriste a eu comme but de donner quelques concessions aux protagonistes de la rébellion de 2001 pour que l’État capitaliste arrive à pacifier la révolte sociale. Pour cette raison, une partie de la droite identifie Cristina Kirchner avec les syndicats, les manifestations, les libertés démocratiques.
D’autre part, de larges franges des travailleurs et des secteurs populaires font la même association, raison pour laquelle ils défendent CFK comme leur dirigeante et leader. Condamner l’attaque contre CFK et sa persécution judiciaire est défendre le droit des milliers et des millions de personnes à choisir leurs propres leaders. La gauche révolutionnaire peut disputer cette représentation uniquement avec la dispute de la conscience politique. Par exemple, en dénonçant l’ajustement économique du ministre d’économie Massa.
Fernando Andrés Sabag Montiel, l’agresseur qui a essayé de tirer sur CFK, a eu cette motivation réactionnaire, dans ce contexte, pour croire en la légitimité de ses actes. Lors d’une interview télévisée, il avait dit : «nous ne sommes pas d’accord avec les gens qui viennent de dehors pour occuper des bidonvilles, pour vivre gratuitement, pour toucher des allocations sociales sans travailler. Ils vendent de la drogue, on devrait les expulser du territoire (…) les allocations sociales encouragent la fainéantise»
Malgré qu’il est présenté par beaucoup comme un «loup solitaire», l’agresseur a toutes les caractéristiques d’un sympathisant d’extrême droite. Le bras tatoué avec des symboles nazis, par exemple. Ce profil rancunier qui responsabilise les travailleurs en lutte et les secteurs populaires appauvris de leurs situations est typique de l’extrême droite internationale, des sympathisants de Trump et de Bolsonaro.
Il n’est pas anodin que Javier Milei (député d’extrême droite) maintient le silence. Même si l’agresseur n’était pas un «libertarien» ni avait de liaison avec lui, la motivation de ses actions est basée sur la même campagne idéologique que le député défend. La majorité des sympathisants de Milei ont une position négationniste de l’attentat ou bien sympathisent ouvertement avec l’attaquant. Le rôle de cette nouvelle droite est de donner à tous ces «loups solitaires» une organisation, un drapeau, un programme.
Nous pouvons dire la même chose de personnes comme Patricia Bullrich, dont ses votants veulent plus de répression ou encore d’Amalia Granata, qui est devenue une «femme politique» à force de soutenir des mobilisations anti-féministes contre la légalisation du droit à l’avortement.
Une immense journée de mobilisation populaire
En attendant une réponse massive et avec la peur d’un appel à la grève nationale, le président Alberto Fernández a annoncé une journée fériée pour le vendredi 2 septembre. Une journée de mobilisation dans laquelle des milliers des travailleurs se sont mobilisés spontanément. Des syndicats, des organisations sociales et le parti d’extrême gauche Nuevo MAS ont également participé à cette journée. De son côté, la CGT a hésité à y participer et finalement elle n’a pas appelé à la manifestation.
A la fois, l’opposition de droite a également repoussé la mobilisation, malgré d’avoir condamné les faits sur les réseaux sociaux. «Le président joue avec le feu, au lieu d’enquêter sérieusement sur cette affaire de gravité, il accuse l’opposition et la presse et annonce une journée fériée pour mobiliser des militants. Il transforme un acte de violence individuelle en manœuvre politique. Lamentable.» a dit Patricia Bullrich. Malgré de qualifier l’attentat comme un fait «de gravité» elle n’a pas prononcé un seul mot de condamnation.
«C’est regrettable que le président énerve plus la société avec un discours télévisé de haine contre la Justice, la presse et l’opposition. Il est également regrettable qu’il annonce une journée fériée nationale pour faire un acte politique» a rappelé de son côté le député d’extrême droite José Luis Espert.
Les faits parlent par eux-mêmes. Dans le cadre d’un gouvernement affaibli qui mène une politique d’austérité, la capacité de mobilisation des forces au pouvoir était très faible ces derniers temps. Mais soudainement, le pays s’est vu totalement paralysé grâce à une mobilisation immense sans aucun appel ni de l’opposition de droite ni de la bureaucratie syndicale.
Au Brésil, nous avons la situation contraire : Bolsonaro appelle à une mobilisation (qui peut être importante) pour soutenir ses menaces putschistes dans le cas de ne pas remporter les élections. Il propose de faire descendre dans la rue, d’une façon organisée, tous ces «loups solitaires» qui veulent écraser les libertés démocratiques. En ce moment, l’Argentine semble être l’image parfaitement inversée du Brésil, avec les rues bondées par les masses en défense de leurs droits.
La gauche révolutionnaire doit se mobiliser
Pour l’extrême gauche, laisser passer une attaque de cet ampleur contre les libertés démocratiques est suicidaire. La seule insinuation d’impunité pourrait mettre en danger tous ses militants. Cependant, le FITU a refusé de se mobiliser aujourd’hui. Le seul parti de la gauche anticapitaliste et indépendante qui est descendu dans les rues a été le Nuevo MAS.
L’incohérence est totale. Nicolás del Caño (PTS) a dit qu’il s’agissait d’un «attentat fascistoïde», Bregman (PTS) d’un «attentat fasciste». Gabriel Solano (PO) a affirmé : «Prenez note du fait que Milei n’a pas condamné la tentative d’assassinat de CFK. Ce n’est pas une omission mineure. Cela confirme un soutien aux fascistes qui sont passés de la parole aux actes.» «Fascistoïde», «facho», «fascistes qui sont passés de la parole aux actes», ni plus, ni moins.
La Izquierda Diario (version en espagnol de Révolution Permanente) a publié un article «Attentat contre Cristina Kirchner : ne pas laisser passer des attaques qui pourraient être utilisées contre le peuple travailleur». Cependant, le même jour qu’ils appellent à «ne pas laisser passer les attaques qui pourraient être utilisées contre le peuple travailleur» ils décident de les laisser passer.
Pourquoi ? «La mobilisation appéllée et la journée fériée nationale n’ont pas simplement l’objectif de condamner l’attentat, mais il s’agit d’une manifestation de soutien au gouvernement et fondamentalement de revendication de la figure de Cristina Fernández, lors que le gouvernement national mène un ajustement économique contre la classe ouvrière» dit le communiqué du FITU signé par les quatres partis.
C’était évident que le péronisme allait essayer d’instrumentaliser la situation pour revendiquer le gouvernement d’austérité et la figure de CFK. Tout simplement, on ne pourrait attendre autre chose. Nous sommes totalement d’accord avec la formulation citée en haut : «ne pas laisser passer les attaques qui pourraient être utilisées contre le peuple travailleur». Est-ce qu’il faut attendre que le péronisme cesse d’être le péronisme pour «ne pas laisser passer» des attaques qu’eux-mêmes considèrent «fascistes» ?
Ces arguments sont entièrement infondés aussi :
«Nous repoussons l’essai de faire un usage politique de la condamnation juste contre l’attentat, pour appeler à l’unité nationale (au nom de la défense de la «paix sociale et de la démocratie»), c’est-à-dire, à l’unité entre ceux qui souffrent un ajustement économique brutal et ceux qui l’appliquent.» selon le PTS.
«A la fois, nous n’allons pas à la marche convoquée aujourd’hui et nous repoussons son utilisation politique. Au nom de «l’unité nationale et de la paix sociale», ils utilisent ce fait pour fortifier le gouvernement qui applique l’ajustement économique du FMI, dont la CGT est complice.» dit le MST.
Si l’unité nationale veut dire quelque chose, c’est l’établissement d’un accord entre les principales forces de la classe capitaliste (en général en crise) pour subordonner la classe travailleuse. Et cependant, il n’y a pas eu cette unité nationale : l’opposition de droite a refusé de se mobiliser sous la même rhétorique de «l’utilisation politique» de la journée. Évidemment que cette «utilisation» a existé, une instrumentalisation qu’il faut repousser et dénoncer, à la fois que nous manifestons avec nos propres consignes et nos propres drapeaux.
Mais l’unité nationale existe seulement dans les têtes des camarades du FITU, qui ont partagé la position de ne pas manifester et de condamner les faits seulement sur les réseaux sociaux, comme Macri et Espert.
De nouveau : Nous devions attendre que le péronisme s’engage à ne faire aucun usage politique de l’attentat pour «ne pas laisser passer» un attentat «fasciste» ? Cela n’a rien à voir avec la tactique socialiste révolutionnaire, qui face au fascisme proposait de «frapper ensemble, marcher séparément».
Manuela Castañeira a résumé la position du Nuevo MAS de la manière suivante : «Nous venons de nous retirer de la Place de Mai après une journée historique d’unité d’action contre la provocation fasciste. Avec nos drapeaux socialistes révolutionnaires, le Nuevo MAS a été en première ligne de la défense des libertés démocratiques, sans soutenir le gouvernement ni son ajustement économique.»