La Russie après le soulèvement de Prigojine

Le soulèvement du mercenaire Evguéni Prigojine, propriétaire du groupe Wagner, a mis en évidence la faiblesse du gouvernement Vladimir Poutine : un régime aux pieds d'argile.

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Article paru originellement dans IzquierdaWeb, le 30 juin 2023. 

 

« Ces dernières années, la carrière de Prigojine a connu une évolution inattendue. Il a d’abord été surnommé le « cuisinier de Poutine », car il a réussi à devenir le fournisseur de l’État pour les repas scolaires des enfants de toute la Russie. Ensuite, il a créé l’usine à trolls, l’Agence de Recherche d’Internet, et a été cité dans l’enquête (…) sur l’ingérence dans les élections américaines de 2016. Enfin, Prigojine s’est fait un nom en tant que fondateur du groupe Wagner, qui a combattu en Afrique, en Syrie et maintenant en Ukraine (…) L’ascension politique fulgurante de Prigojine a commencé cet été, lorsqu’il a fait le tour de toutes les prisons russes pour recruter des prisonniers pour Wagner, son armée privée, offrant des grâces à ceux qui ont combattu en Ukraine : six mois de service et après la liberté. » (The New York Times, 31 janvier 2023).

 

Le soulèvement du mercenaire Evguéni Prigojine, propriétaire du groupe Wagner, a mis à nu les faiblesses extrêmes du régime de Vladimir Poutine, qui semble être un colosse aux pieds d’argile.

Samedi 24 juin, il a occupé sous les acclamations la ville de Rostov-sur-le-Don, neuvième ville de la Russie et centre névralgique des opérations russes en Ukraine. Ensuite, Prigojine a marché vers Moscou, se rapprochant jusqu’à 200 kilomètres de distance de la ville, avant de rebrousser chemin et de se réfugier apparemment en Biélorussie, suite à un accord avec Poutine et le président biélorusse, qui a joué le rôle de médiateur.

Logiquement, compte tenu de la proximité des événements et de notre distance géographique, nous ne pouvons que définir approximativement leur signification.

 

Un colosse aux pieds d’argile

La première définition provisoire est que le régime de Poutine « explose » (ou plutôt, pour l’instant, grince) sous la pression de la guerre interminable en Ukraine. L’Ukraine est en effet armée par l’OTAN, ce qui est important parce que cette assistance de l’OTAN remonte à plusieurs années. Cependant, il est également vrai que l’idée d’un droit légitime à l’autodétermination nationale pèse véritablement sur sa population (au moins en dehors de la Crimée, qui est vraiment une histoire à part entière)[1].

On ne peut pas penser, surtout à la lumière des évenements récentes, que Poutine ait réussi à convaincre la majorité de la population russe du bien-fondé de son invasion d’un pays frère comme l’Ukraine. Les liens historiques entre la Russie et l’Ukraine, outre les velléités d’autodétermination de cette dernière, accréditent des relations de fraternité mais aussi de rivalité. (Les justes proportions entre les deux tendances nous échappent)[2].

À ce manque de légitimité s’ajoute le fait que l’État russe (un impérialisme militaire et géographique en cours de reconstruction sur des bases économiques fragiles) vient de se révéler comme un régime pourri jusqu’à la moelle. La classe dirigeante russe apparaît comme un groupe d’oligarques qui gèrent des parties de l’État et des forces armées, sans autre motivation claire que le nationalisme grand-russe. La pourriture de toute la structure de l’Etat russe est en quelque sorte héritée de l’État bureaucratique stalinien décomposé de la fin des années 1980.

La base de cet État a été le pillage de l’ancienne propriété « publique », l’exploitation des ressources naturelles ainsi que de certains éléments de la technologie de pointe et de l’industrie militaire (y compris l’espace), mais sous une rationalité qui n’est ni celle du capitalisme classique, ni, logiquement, celle d’un État non capitaliste. La Russie est un capitalisme d’État avec un État qui écrase les expressions de la « société civile »[3].

Une rationalité de la force, du pillage, de l’expansion territoriale, des forces militaires, de l’oppression nationale, des figures charismatiques, du nationalisme fasciste et rétrograde, etc. La population exploitée et opprimée de la Russie, elle reste souvent repliée sur elle-même et dépolitisée, bien qu’il y ait eu des manifestations de résistance au début de la guerre qui ont été durement réprimées.

Dans ces conditions de pillage capitaliste et du retrait de la majorité de la population de la participation politique, nous pouvons comprendre cette conjoncture actuelle. Un groupe de mercenaires, pour ainsi dire, s’affronte à un autre. L’arbitrage de Poutine par en haut manque de bases sociales à minima saines.

Il est fondamental de comprendre que l’héritage du stalinisme, le trou noir qu’il a laissé dans la conscience et l’expérience de la population, est un fait substantiel. Toute idée d’action politique, toute idée du collectif, reste extrêmement difficile dans l’imaginaire social, de même que toute perspective socialiste transformatrice de la réalité.

Et pourtant, il y a peut-être des étincelles dans la direction contraire : « Toutes ces années, nous avons résisté malgré tout à la dictature radicalisée. Nous avons participé à des rassemblements de masse, contre les patrons du Kremlin qui avaient pris le contrôle de tout le pays ; nous avons perturbé des projets commerciaux meurtriers dans nos villes et nos forêts, nous avons ruiné la vie des fonctionnaires affolés de leur impunité. Nous avons accompli beaucoup de choses. Et pourtant, il y a beaucoup de choses que nous n’avons pas pu réaliser, parce que beaucoup de nos amis, voisins et concitoyens ‘ne croyaient pas dans la politique’ (…) Il n’y a qu’une seule façon pour les gens ordinaires de participer à la politique : l’auto-organisation » (« Le temps est venu de sortir de l’ombre », Nevoïna, Sin Permiso, 25/06/23).

Il est évident que la guerre en Ukraine exerce une forte pression. L’échec de ce qui était présenté comme un triomphe facile lors de la prise de Kiev, combiné au sentiment national ukrainien et au soutien de l’OTAN à Zelensky (ce dernier aligné inconditionnel avec le capitalisme néolibéral) a rendu les choses très difficiles pour Poutine. C’est ce qui semble s’exprimer dans cette crise est le choc provoqué par une guerre devenue difficile (attention : aucune guerre n’est facile pour aucun régime) et la crise d’un État dont les fondations semblent boueuses et pourries[4]. 

Et pourtant, d’une façon contradictoire, tous les analystes plus ou moins objectifs en dehors de la Russie et de l’Ukraine souilgnent à l’unanimité que, pour l’instant, la contre-offensive ukrainienne n’avance pas facilement. Il est difficile de conquérir chaque mètre de terrain et il est connu dans l’art militaire que la défense est plus facile que l’attaque (Clausewitz).

D’ailleurs, la Russie a une énorme expérience en la matière, qui remonte à la Seconde Guerre mondiale sous l’URSS, où elle a démontré une capacité de résistance et de défense incommensurable. N’oublions pas non plus la défaite de Napoléon en Russie sur le chemin de Moscou, même si une autre histoire a eu lieu lors de la Première Guerre mondiale, avec l’effondrement du front russe et la révolution d’octobre.

Les difficultés de la contre-offensive ukrainienne ne semblent pas encore avoir changé au moment où nous écrivons ces lignes, bien qu’il soit impossible de prévoir, à une telle distance et en dehors du terrain, ce qui se passera dans l’avenir. Ce que l’on peut dire de cet « incident », c’est que, au moins pour l’instant, Poutine est affaibli et Biden et Zelensky se sont renforcés.

Il y a deux ou trois points à souligner. Tout d’abord, il faut voir quelle gestion de la crise fera Poutine. Aucun analyste anticipe son effondrement pour l’instant. D’autre part, des éditorialistes libéraux comme Thomas L. Friedman, chroniqueur régulier du New York Times, craignent le chaos qui pourrait résulter de la chute de Poutine dans un pays qui est la deuxième puissance nucléaire : « Autant je déteste Poutine, autant je déteste le chaos, car lorsqu’un grand État s’effondre, il est très difficile de le reconstruire [et nous pouvons rappeler que l’État russe, l’URSS, s’est effondré une fois auparavant]. Les armes nucléaires et la criminalité qui émanerait d’une Russie désintégrée pourraient bouleverser le monde. » (La Nación, 20/06/23).

 

Les circonstances changeantes du conflit  

Mais il est également possible de voir les choses sous un autre angle : que les masses populaires en Russie et en Ukraine sortiront simultanément renforcées par rapport à Poutine et à son régime, ce qui pourrait conduire à des développements plus indépendants que l’on ne voit pas dans les deux pays aujourd’hui (il est clair que l’affaiblissement de Poutine renforce a priori Zelensky et la propagande otaniste, mais l’affaiblissement d’un autocrate d’un côté finira par avoir des répercussions démocratiques de l’autre).

Mais en tout état de cause, nous insistons, aucune analyse ne voit Poutine s’effondrer. Quant à Biden, Zelensky et l’Ukraine en général (bien qu’il faille dissocier quelque peu les deux premiers termes du troisième) [5], il semble clair qu’elle les encourage. The Economist note qu’à partir de maintenant, une fois de plus, la dynamique s’est inversée : les temps semblent être en faveur de l’Ukraine (avec tous les guillemets) et contre Poutine (notez que la dynamique dans une guerre a tendance à être changeante)[6].

Les circonstances de la guerre ont changé. Poutine a échoué à Kiev mais a réussi à occuper la bande orientale de l’Ukraine (Donetsk et Lougansk), une bande où, outre les manœuvres oligarchiques et d’appareil, il pourrait y avoir un reste de population qui préfère appartenir à la Russie et non à l’Ukraine (nous avons lu des analyses contradictoires à cet égard et la dégradation industrielle de la région – un réseau industriel issu de l’influence russe depuis les tsars – semble être énorme).

Cependant, bien que la résistance russe à l’attaque ukrainienne semble tenir pour l’instant (là encore, la Russie a accumulé beaucoup d’expérience en matière de défense), le soulèvement de Prigozhin doit certainement avoir des effets démoralisants (on parle de l’abandon de leurs postes par certaines troupes, mais on ne signale nulle part un effondrement du front). Il se trouve que les troupes régulières mènent une guerre d’occupation d’un pays frère sans justification (par rapport à l’élément d’oppression nationale, une guerre injuste).

 

Une perspective indépendante

Un autre élément d’évaluation doit également être pris en compte ici. La guerre a superposé deux éléments contradictoires : une lutte juste pour l’autodétermination nationale du côté ukrainien et une guerre par procuration avec des éléments inter-impérialistes (c’est-à-dire régressive des deux côtés, la population civile étant prise au milieu dans ce sens).

Ainsi, dans les cas ukrainien et russe, une évolution mixte des développements doit être faite : lutter pour une perspective indépendante, si possible socialiste, renverser le régime pourri de Poutine par la gauche et obtenir le retrait de son armée d’Ukraine (nous insistons sur le fait que le cas de la Crimée est différent, tout comme il serait nécessaire de donner le droit à des référendums sur l’autodétermination à certaines villes de l’est de l’Ukraine), ainsi que de lutter pour une perspective indépendante en Ukraine même, afin d’éviter la dette du pays envers l’OTAN et le capitalisme néolibéral, son entrée dans l’alliance militaire impérialiste, ainsi que de lutter contre le contrôle, les conseils et l’armement des puissances occidentales. Nous devons rejeter tout maître du peuple ukrainien !

L’invasion de Poutine a de meilleures chances d’être vaincue après le soulèvement de Prigozhin, un développement qui serait progressif avec le retrait de toutes les troupes russes des territoires occupés. Mais pour que cela consacre de manière cohérente les droits à l’autodétermination nationale, démocratique et socio-économique du peuple ukrainien (et russe !), il devrait être possible de le faire indépendamment des deux camps impérialistes et du capitalisme d’exploitation (dans un sens anticapitaliste et socialiste basé sur la libre autodétermination des travailleurs).

 

Notes

[1] La Crimée est un cas à part car elle a toujours fait partie de la Russie jusqu’à ce que Khrouchtchev ait l’idée, dans les années 1950, de la « céder » à l’Ukraine en signe de bonne volonté inter-bureaucratique

[2] À cet égard, les tendances indépendantistes ont toujours été plus fortes à l’ouest du pays qu’à l’est, qui était plus étroitement lié au tissu industriel russe et où les bolcheviques et la gauche en général étaient plus forts. Cependant, les bolcheviques eux-mêmes ont dû faire face aux tendances à l’autodétermination des Ukrainiens, par exemple sur la question du respect de leur langue nationale et bien d’autres (« La dynamique de la guerre en Ukraine », izquierda web).

[3] Du tsarisme au stalinisme et à l’exception du bolchevisme, l’État a toujours eu un poids important en Russie (Trotsky, Moshe Lewin), combinant des caractéristiques de retard culturel et de promotion d’un certain développement.

[4] Clausewitz insistait sur le fait que l’on sait comment on entre dans un conflit mais pas comment on en sortira (que pendant son déroulement « personne n’est maître de soi » et ne peut être sûr de rien), et Marx et Engels soulignent que les guerres sont l’indication la plus claire du caractère d’un régime (sa pourriture ou sa solidité)

[5] A différence de l’OTAN et Zelensky agissant par le haut. Les circonstances ne sont pas exactement les mêmes qu’à la base de la société ukrainienne, bien que Zelensky soit sûrement, au moins à ce stade, prestigieux.

[6] Les guerres sont faites de coups et de contre-coups et personne ne peut être sûr de lui tant que les choses n’ont pas clairement basculé de son côté. Lors de la Première Guerre mondiale, par exemple, la guerre de tranchées sur le front occidental s’est déroulée entièrement sur le sol français et, au début de 1918, rien ne laissait présager la défaite de l’Allemagne. Et pourtant, en novembre 1918, la révolution allemande éclate et tout est fini (l’Allemagne est contrainte de capituler).

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