
Incendie au siège du gouvernement
Rapidement, la prise de conscience a fait un bond en avant, et des décennies de précarité et d’inégalités se sont condensées dans la colère populaire exprimée dans les rues contre la corruption, le népotisme et les problèmes sociaux. L’épicentre des manifestations est le Parlement, qui a été pris d’assaut et incendié. Des colonnes de fumée noire s’élevaient tandis que des centaines de manifestants peignaient des slogans anticorruption sur les murs.
La vague d’incendies a également atteint la résidence privée du Premier ministre K. P. Sharma Oli à Balkot, qui a été la proie des flammes, ainsi que la maison présidentielle de Ram Chandra Poudel et les résidences d’autres dirigeants importants tels que Sher Bahadur Deuba, Pushpa Kamal Dahal et le ministre de l’Intérieur Ramesh Lekhak. La colère s’est propagée à des bâtiments tels que la Cour suprême et le siège du Parti communiste. Même une école privée appartenant à la chancelière Arzu Deuba Rana a été incendiée, et l’hôtel Hilton de Katmandou a été réduit en ruines.
La réponse du gouvernement a été la répression et l’instauration d’un couvre-feu. Selon les données du ministère de la Santé, plus de 50 personnes ont été tuées et au moins 1 500 blessées après que les forces de sécurité ont tiré à balles réelles sur les foules qui défiaient le couvre-feu. Les hôpitaux de Katmandou rapportent que la plupart des jeunes victimes ont été touchées à la tête et à la poitrine, ce qui confirme l’utilisation délibérée d’une force meurtrière.
La colère populaire se concentre contre l’élite politico-économique corrompue et contre une crise sociale profonde. L’incendie de résidences et de bâtiments n’est pas un simple « vandalisme », comme le décrit le gouvernement, mais l’expression légitime de la colère accumulée d’une jeunesse qui se reconnaît comme insurgée et qui brise le cercle de la peur pour défier un système qui, depuis des décennies, condamne la majorité à la pauvreté tout en protégeant une minorité.
De la censure à la fureur
L’origine immédiate a été la décision du gouvernement de bloquer les principales plateformes de réseaux sociaux sous prétexte de freiner les « fausses nouvelles » et les « discours haineux ». La censure a été ressentie comme une attaque directe contre la liberté d’expression et le droit de communiquer. Le coup a été plus dur pour des millions de familles qui dépendent de la communication avec leurs proches travaillant à l’étranger.
Mais l’interdiction n’a fait qu’allumer une mèche qui s’était accumulée depuis des années. La population, et en particulier les jeunes, ont fait de la défense du libre accès à Internet un étendard contre un système corrompu, contre un État contrôlé par des intérêts privés et clientélistes. Pour eux, les réseaux sociaux ne sont pas seulement un espace de loisirs, ils offrent également la possibilité de dénoncer et de s’organiser.
Le malaise ne vient pas de nulle part. Le chômage des jeunes touche un cinquième de la population, et chaque année, des centaines de milliers de jeunes sont contraints d’émigrer. Au Népal, la plupart survivent dans l’économie informelle, avec de faibles salaires et sans sécurité sociale, tandis que l’inflation frappe durement la vie urbaine.
Les manifestations dénoncent également le népotisme comme mécanisme de pouvoir. Le terme « Nepo Babies » est devenu viral sur les réseaux sociaux et dans les rues. Il symbolise la colère contre un système qui reproduit les privilèges familiaux, où les enfants et les épouses des dirigeants contrôlent les ministères, les contrats millionnaires et les entreprises privées. C’est pourquoi l’incendie d’entreprises et de résidences liées à ces secteurs est un moyen direct de les désigner comme responsables de la crise.
Ce qui a commencé comme une protestation contre la censure s’est transformé en un soulèvement contre la structure sociale et politique qui maintient le pays dans la misère. Les jeunes ne demandent pas seulement de retrouver l’accès aux réseaux, iels exigent de reprendre le pays des mains d’une classe dirigeante corrompue, héritière des privilèges de la monarchie et de la république défaillante qui l’a remplacée.
La pression de la mobilisation a contraint le Premier ministre à présenter sa démission immédiate, accompagnée de celle du ministre de l’Intérieur et d’au moins cinq autres ministres qui se sont distanciés de la répression. Même 20 députés du Rastriya Swatantra Party ont démissionné en bloc, déclarant que le Parlement « avait perdu sa légitimité » et demandant la formation d’un gouvernement civil intérimaire, ce qui reflète la crise totale de la représentation.
La chute du Premier ministre, loin d’apaiser les esprits, a renforcé le sentiment de vide du pouvoir. L’autorité réelle est passée aux mains de l’armée, déployée dans les rues pour protéger les bâtiments officiels et contrôler les manifestations. Bien que les militaires soient restés relativement passifs au début, ils ont assumé dans les jours suivants le rôle de garants de l’ordre, marquant une dangereuse militarisation de la politique. L’imposition d’un couvre-feu indéfini dans la capitale et la suspension des cours dans toutes les écoles révèlent la gravité de la situation.
La génération Z, sujet social de la révolte
Le cœur des manifestations bat dans les rues prises d’assaut par la génération Z, ces jeunes nés entre le milieu des années 90 et la première décennie des années 2000. Cette génération a grandi dans un pays qui a aboli la monarchie en promettant une république démocratique, mais qui a en réalité consolidé un système marqué par la corruption et le népotisme. Face à ce désenchantement, la jeunesse des classes populaires est apparue comme un sujet social collectif, déterminé à défier à la fois les partis traditionnels et l’appareil répressif de l’État.
Les jeunes ont organisé la mobilisation via les réseaux sociaux, que le gouvernement a tenté de censurer. L’utilisation de hashtags tels que #NepoBabies et #NepoKids a transformé les manifestations en un mouvement contre les privilèges héréditaires de l’élite politique et entrepreneuriale, dénonçant la richesse obscène et le luxe des enfants des politiciens, en contraste avec le chômage et la pauvreté généralisée.
Au milieu des banderoles et des graffitis anticorruption, les images et les drapeaux inspirés de l’anime One Piece se sont multipliés. L’emblème de la bande de pirates de Luffy, un crâne coiffé d’un chapeau de paille, flotte parmi les foules qui l’ont adopté comme signe de rébellion. La série, qui raconte la lutte d’un groupe de jeunes contre des empires corrompus et des pouvoirs oppressifs, trouve un écho auprès d’une génération qui se sent prise au piège par le pillage.
Il s’agit pour la plupart d’étudiants universitaires ou de jeunes précaires, expulsés du marché du travail et poussés à l’émigration. Ce contexte explique le caractère radical de leurs actions : incendier le Parlement ou jeter un ministre dans une rivière est une déclaration politique contre un système qu’ils considèrent comme illégitime. Cette génération, appelée « génération cristal », prend sa place dans l’histoire et émerge comme un sujet politique.
La corruption comme forme de gouvernement
Le Népal se classe 110e sur 180 pays dans l’indice de perception de la corruption 2024, avec seulement 34 points sur 100. Cela en fait l’un des pays les plus corrompus d’Asie, une réalité qui est structurelle. Depuis la chute de la monarchie, loin de se démocratiser, l’État est resté entre les mains d’une élite partisane qui utilise l’appareil public pour s’enrichir et reproduire son pouvoir par le clientélisme.
Un exemple paradigmatique est le scandale de l’aéroport international de Pokhara. La construction, financée par des prêts de la Banque Exim de Chine, prévoyait un investissement de plusieurs millions pour moderniser l’infrastructure aérienne du pays. Cependant, une enquête parlementaire a révélé qu’au moins 71 millions de dollars avaient été détournés par un réseau de politiciens, de fonctionnaires de l’aviation civile et d’entreprises sous-traitantes. Malgré l’ampleur de la fraude, personne n’a été poursuivi, confirmant l’impunité avec laquelle opère la lumpen bourgeoisie locale.
Un autre cas révélateur a été la fraude avec de faux documents pour émigrer aux États-Unis, où des politiciens de différents partis percevaient des pots-de-vin auprès de jeunes chômeur·euses en leur promettant de leur fournir des papiers en tant que réfugié·es du Bhoutan. Il s’agissait d’un stratagème qui exploitait le désespoir de ceux qui cherchaient à échapper à la pauvreté. L’enquête a révélé la participation de dirigeants du gouvernement et de l’opposition, mais seuls les membres de l’opposition ont été inculpés, ce qui a mis en évidence la manipulation judiciaire.
La corruption touche tous les domaines de l’appareil étatique. L’accès aux services de santé et d’éducation dépend en grande partie des pots-de-vin ; l’attribution des marchés publics privilégie les proches des ministres ; la police se finance par des extorsions ; et les ressources naturelles sont réparties entre des entreprises privées avec l’accord du gouvernement. Il en résulte un État qui fonctionne comme une machine à piller.
La perception sociale de ce phénomène est concrète et visible quotidiennement sur les réseaux sociaux. Les « Nepo Babies », enfants et parents de politiciens qui affichent leur vie luxueuse, sont devenus la cible de l’indignation populaire. Il n’est donc pas surprenant que, pendant les manifestations, l’école privée de la chancelière, épouse de l’ancien Premier ministre Deuba, ou la résidence d’Oli lui-même aient été incendiées. Ces incendies sont une tentative de régler leurs comptes avec ceux qui ont transformé l’État en patrimoine familial.
Emploi précaire, migration massive et dépendance aux transferts de fonds
Le taux de chômage global a atteint 12,6 % en 2024, mais ce chiffre officiel cache l’ampleur réelle du problème, car il ne tient pas compte d’un nombre considérable de personnes qui travaillent dans le secteur informel, en particulier dans l’agriculture de subsistance. Chez les jeunes, la situation est encore plus grave, le chômage des jeunes dépassant 20 %, ce qui fait du pays une société où la majorité des jeunes ne trouvent pas d’emploi décent.
La conséquence immédiate de cette situation est la migration. Rien qu’en 2024, plus de 741 000 Népalais·es ont quitté le pays à la recherche d’un emploi dans des secteurs tels que la construction et l’agriculture en Malaisie, au Qatar, en Arabie saoudite et dans d’autres pays du Golfe. On estime que 2,1 millions d’entre elleux vivent actuellement à l’étranger, soit près de 7 % de la population totale. Dans des régions comme le Teraï, des villages entiers sont à moitié vides, la plupart de leurs habitants étant partis à l’étranger pour travailler comme main-d’œuvre bon marché.
Cette migration massive fait des transferts de fonds le pilier de l’économie nationale. En 2024, les transferts envoyés ont dépassé les 11 milliards de dollars, représentant plus de 26 % du PIB. Les familles dépendent de cet argent pour se nourrir, acheter des médicaments ou payer l’éducation. Sans ces transferts de fonds, la crise sociale serait encore plus dévastatrice. Le Népal ne parvient pas à créer des emplois productifs sur son propre territoire et exporte sa main-d’œuvre comme ressource économique.
L’informalité renforce cette précarité. La plupart travaillent dans des activités agricoles à faible productivité ou dans de petites entreprises sans contrat ni sécurité sociale. La mauvaise qualité de l’éducation et le manque de diversification économique condamnent les diplômés universitaires au chômage ou à des emplois inférieurs à leurs qualifications.
Cette dynamique n’est pas seulement un problème économique, mais aussi social. Les familles séparées par la migration souffrent de ruptures émotionnelles et communautaires. L’interdiction des réseaux sociaux a directement affecté la communication avec leurs proches migrant·es, coupant le lien qui soutient à la fois l’économie et la vie quotidienne. Les manifestations dans les rues sont en partie un cri contre ce modèle qui oblige des millions de personnes à partir pour survivre.
Une économie fragile et dépendante
Le Népal est un État enclavé au cœur de l’Himalaya, entre deux géants régionaux, la Chine au nord et l’Inde au sud, avec lesquels il partage les frontières les plus étendues et dont il dépend largement pour son commerce extérieur. Il s’agit d’un pays sans accès à la mer, ce qui le rend fortement dépendant de ses voisins pour l’importation de biens essentiels, des combustibles aux produits manufacturés.
La population dépasse les 30 millions d’habitant·es, dont près de la moitié ont moins de 40 ans. Cette structure démographique devrait représenter une opportunité de développement, mais dans la pratique, elle devient un problème. Le pays ne génère pas suffisamment d’emplois, ce qui alimente une migration massive.
Malgré une croissance de 4 % en 2024, tirée par le tourisme, les exportations agricoles et l’augmentation de la production hydroélectrique, le pays reste prisonnier d’un modèle primaire, dépendant et profondément inégalitaire. La croissance ne se traduit pas par des améliorations durables pour la population, car le gouvernement détourne la majeure partie des fonds.
La dette extérieure est un autre facteur critique. Le Népal a fait appel à neuf reprises au Fonds monétaire international depuis 1976 pour éviter des crises de balance des paiements, et maintient actuellement un accord de 372 millions de dollars dans le cadre de la facilité de crédit élargie. La dette génère non seulement une pression fiscale, mais elle est également utilisée pour financer des projets d’infrastructure qui finissent souvent par être entachés de corruption et de surcoûts, comme ce fut le cas pour l’aéroport de Pokhara.
Le déficit budgétaire a atteint son niveau le plus bas en sept ans, suivant la recette classique des politiques d’austérité monétaristes qui réduisent les investissements dans les infrastructures, l’éducation et la santé. Il en résulte une détérioration des services publics et, d’une manière générale, des conditions de vie. Parallèlement, l’inflation frappe les classes populaires et fait de Katmandou une ville de plus en plus chère et inaccessible pour celles et ceux qui migrent des campagnes à la recherche d’opportunités.
Cette fragilité politique et économique est également influencée par l’intervention active des puissances régionales et mondiales. L’Inde exerce une influence historique. Pendant la monarchie, les rois dépendaient de New Delhi pour maintenir leur pouvoir, et pendant la période républicaine, les partis au pouvoir ont maintenu des liens étroits avec le gouvernement indien.
Ainsi, l’Inde est le principal partenaire commercial — elle absorbe plus de 60 % du commerce extérieur — et contrôle les voies d’importation de combustibles, de denrées alimentaires et de médicaments. Cela donne à New Delhi un moyen de chantage permanent : chaque fois qu’un gouvernement népalais tente de se rapprocher trop de la Chine, l’Inde réagit par des blocages frontaliers ou des restrictions commerciales, comme cela s’est produit en 2015, lorsque le pays s’est retrouvé à court de carburant en pleine reconstruction après le tremblement de terre.
La Chine, pour sa part, cherche à étendre sa présence par le biais de projets d’infrastructure liés à l’initiative « Belt and Road », la « route de la soie » moderne. La construction de l’aéroport international de Pokhara, financée par des prêts chinois, est un exemple de la manière dont Pékin s’insère dans l’économie népalaise. Le géant asiatique se présente comme un contrepoids à l’Inde et offre des crédits à taux préférentiels et un soutien diplomatique, cherchant à en faire un maillon de son expansion en Asie du Sud.
Les États-Unis, bien que moins présents historiquement, ont accru leur intervention au cours de la dernière décennie. Washington finance des projets de « coopération » par le biais de la Millennium Challenge Corporation, un plan d’investissement dans les infrastructures électriques et routières qui vise en réalité à consolider l’influence américaine face à la Chine. En outre, ils ont apporté un soutien militaire au Népal pendant la guerre civile au nom de la « lutte contre le terrorisme » (dans ce cas, la lutte anticommuniste), en armant l’armée contre les maoïstes. Aujourd’hui, leur stratégie consiste à renforcer les alliances avec les secteurs politiques et militaires qui garantissent la stabilité nécessaire pour freiner l’expansion chinoise dans l’Himalaya.
L’héritage monarchique et la gestation de la crise
Pour comprendre la révolte actuelle, il faut revenir en arrière et revoir l’histoire du pays. Pendant plus de deux siècles, il s’agissait d’une monarchie absolue dirigée par la dynastie Shah, instaurée au XVIIIe siècle après l’unification de petites principautés sous le roi Prithvi Narayan Shah. Depuis lors, la monarchie a régné en tant que garante d’un ordre hiérarchique, centralisé et fondé sur l’autorité divine du roi.
Au cours du XIXe siècle, le pouvoir royal s’est combiné à la domination des clans aristocratiques, en particulier la dynastie Rana, qui a régné en tant que régents héréditaires de 1846 à 1951. Au cours de cette période, le Népal est devenu un État semi-féodal, isolé du reste du monde, où le peuple était dépourvu de droits politiques et où le pouvoir se transmettait par lignage et alliances familiales. La dépendance vis-à-vis de l’Inde britannique était évidente, le Népal servant de source de soldats gurkhas pour l’Empire britannique, tandis que son économie restait stagnante et sa population soumise à des structures féodales archaïques.
En 1951, après la chute du régime Rana et avec le soutien de l’Inde, l’autorité directe du monarque a été rétablie, et celui-ci a promis de démocratiser le pays. Cependant, ce processus a été interrompu. En 1960, le roi Mahendra dissout le parlement et impose le système connu sous le nom de Panchayat, une forme de monarchie « partisane sans partis » qui interdit toute organisation politique indépendante et renforce le contrôle direct du roi sur l’administration. Ce système est maintenu pendant trois décennies, imposant la répression de l’opposition, la censure et la corruption comme partie intégrante du régime.
En 1990, les protestations populaires du Jana Andolan (Mouvement du peuple) ont contraint le roi Birendra à accepter une monarchie constitutionnelle et à ouvrir le pays aux partis politiques. Cependant, cette ouverture était partielle et limitée, la monarchie conservait des pouvoirs étendus et la démocratie parlementaire était prisonnière de l’instabilité de coalitions fragiles.
Le désenchantement face à ce processus a alimenté l’insurrection maoïste, qui a déclenché en 1996 une guerre populaire contre l’État. Pendant une décennie, les maoïstes ont étendu leur influence dans les campagnes, affrontant à la fois l’armée et les forces de police, dans un conflit qui a fait plus de 13 000 mort·es et des milliers de déplacés.
La crise s’est aggravée en 2001, avec le massacre royal de Narayanhiti, lorsque le prince Dipendra a assassiné le roi Birendra, la reine et d’autres membres de la famille royale avant de se suicider. Cet événement a gravement affaibli la légitimité de la monarchie. Son successeur, le roi Gyanendra, a tenté de gouverner d’une main de fer, dissolvant le parlement et concentrant à nouveau le pouvoir entre les mains de la figure royale. Cependant, sa stratégie n’a fait qu’attiser l’opposition populaire et renforcer le mouvement maoïste, qui contrôlait de vastes zones rurales.
Finalement, en 2006, une nouvelle vague de mobilisations connue sous le nom de Second Mouvement populaire (Jana Andolan II) a réuni les maoïstes, les partis traditionnels et de larges couches de la société contre le pouvoir royal. Les manifestations massives ont contraint le roi à renoncer à ses pouvoirs exécutifs, à rétablir le parlement et à ouvrir la voie à la fin de la monarchie en 2008, lorsque le pays s’est déclaré république fédérale démocratique.
Le triomphe du maoïsme
Le communisme a fait son apparition au milieu du XXe siècle, influencé par la révolution chinoise et le maoïsme indien, mais l’isolement du pays, l’influence culturelle de ses voisins et l’hégémonie mondiale du stalinisme en tant qu’« opposition » au système capitaliste ont limité l’émergence des idées et des secteurs les plus avancés.
Après la chute du régime Rana en 1951, le Parti communiste népalais (PCN) a été créé, mais il s’est rapidement fragmenté en plusieurs courants en raison de divergences idéologiques et tactiques. Dans les années 1960 et 1970, plusieurs secteurs ont explicitement adopté le maoïsme, défendant la stratégie de la « guerre populaire prolongée », qui consistait à encercler les villes depuis les campagnes et à construire un nouveau pouvoir à partir de la base.
Pendant le système Panchayat, lorsque le roi a interdit les partis politiques, les maoïstes sont restés dans la clandestinité. Au cours de cette période, ils se sont consolidés en tant que courant fortement présent dans les communautés rurales marginalisées, principalement dans l’ouest et le centre du pays. L’influence de Mao Zedong et de la Révolution culturelle chinoise a marqué le caractère idéologique de ces groupes, qui ont principalement concentré leur dénonciation sur la monarchie et le système social féodal (mêlé à l’économie capitaliste), laissant de côté la position stratégique de lutte contre le capitalisme.
En 1994, sous la direction de Pushpa Kamal Dahal « Prachanda » et Baburam Bhattarai, le Parti communiste népalais (maoïste) est apparu comme une scission qui a décidé de passer de la lutte légale à la « guerre révolutionnaire ». Le parti a élaboré un programme combinant l’abolition de la monarchie, la construction d’une république populaire et la transformation socio-économique du pays par le biais de la réforme agraire, de l’égalité des sexes et de la reconnaissance des minorités ethniques et des castes opprimées.
L’insurrection maoïste qui a débuté en 1996 a fait du parti la principale force d’opposition à l’État. À son apogée, il contrôlait entre 60 % et 70 % du territoire rural, où il avait mis en place des structures de pouvoir parallèles telles que des « gouvernements populaires » locaux qui administraient la justice, percevaient des impôts, organisaient des milices et encourageaient les coopératives agricoles.
Le maoïsme est devenu la principale force politique et militaire pendant la guerre civile. Cependant, comme dans de nombreuses autres expériences à travers le monde, ils sont tombés dans le piège de la concertation et, après les accords de paix de 2006, le Parti communiste a abandonné la lutte armée et s’est intégré dans la politique institutionnelle. En 2008, il était la première force à l’Assemblée constituante et a dirigé le gouvernement qui a proclamé l’abolition de la monarchie. Il semblait que le maoïsme était sur le point de transformer le pays depuis le pouvoir étatique.
Cependant, le passage de la guérilla à l’institutionnalité a généré de profondes contradictions, sans parler des limites propres à ce courant politique basé sur une expérience « populaire » et non de classe, laissant de côté la lutte anticapitaliste. Les anciens maoïstes ont fusionné avec les partis traditionnels et ont reproduit les pratiques de corruption, de clientélisme et de répartition des ministères qu’ils dénonçaient auparavant.
L’absence de progrès dans la redistribution des terres, l’industrialisation et l’injustice sociale ont entraîné une perte rapide de légitimité. Avec le temps, le maoïsme est devenu partie intégrante de l’élite au pouvoir, suscitant la déception parmi ses anciens sympathisants. Aujourd’hui, la génération Z mobilisée dans les rues ne s’identifie plus au maoïsme comme projet révolutionnaire. Pour de nombreux jeunes, les maoïstes symbolisent la trahison des espoirs de changement, car ils ont abandonné la lutte contre le gouvernement et s’y sont intégrés.
L’instabilité de la république
Lors des premières élections sous la république, le Parti communiste népalais est devenu la force majoritaire et son leader, « Prachanda », a pris ses fonctions de Premier ministre. Pour des millions de personnes issues de la paysannerie, de la classe ouvrière et de la jeunesse, ce moment représentait l’espoir d’un changement radical vers un modèle plus juste, avec une redistribution des terres, l’égalité sociale et un État souverain face à l’Inde et à la Chine.
Cependant, ces attentes ont très vite été déçues. Le gouvernement maoïste a fini par céder devant les forces armées et l’ancienne classe politique. Les promesses de réforme agraire et de redistribution ont été archivées, la structure des castes et des privilèges a été maintenue, et la corruption n’a pas diminué, mais s’est plutôt aggravée.
Les ministères sont devenus des butins à se partager entre les factions et les alliances avec les partis traditionnels – comme le Congrès népalais et les secteurs « communistes » modérés – ont conduit les anciens guérilleros à reproduire la même logique de privilèges qu’ils dénonçaient auparavant.
L’instabilité politique est devenue permanente. De 2008 à aujourd’hui, le Népal a connu plus de dix gouvernements différents, presque tous issus de coalitions fragiles qui s’effondraient en quelques mois. Les luttes internes entre factions maoïstes, communistes et sociaux-démocrates ont paralysé l’Assemblée constituante, qui a mis sept ans à adopter une nouvelle Constitution (2015). Au lieu de construire un nouvel ordre démocratique et populaire, la république s’est consolidée comme un espace de disputes entre élites cherchant à s’assurer des postes et des privilèges.
Le maoïsme au pouvoir s’est non seulement bureaucratisé, mais il s’est également fusionné avec les mêmes intérêts oligarchiques qu’il combattait pendant la guerre. Beaucoup de ses dirigeants ont accumulé des richesses, contrôlé des entreprises publiques et placé leurs proches à des postes gouvernementaux, s’intégrant pleinement à la méthode politique qu’ils qualifiaient auparavant de corrompue. Après avoir été la référence d’une guerre paysanne contre la monarchie, les maoïstes ont fini par devenir un élément supplémentaire de la machine étatique qui protège les privilégiés.
Ce processus a alimenté la méfiance sociale envers les partis. D’une manière générale, le passage de la monarchie à la république est perçu comme plus formel que réel, le roi ayant été remplacé par une élite multipartite qui gouverne avec les mêmes méthodes. Le désenchantement s’est aggravé avec l’incapacité du gouvernement à répondre au tremblement de terre de 2015, qui a fait près de 9 000 mort·es et plus d’un million de déplacés, et qui a révélé le détournement massif de fonds d’aide humanitaire vers des comptes privés de politiciens et d’hommes d’affaires.
Ainsi, la république née de la guerre populaire est devenue une république défaillante, incapable de répondre aux revendications de justice sociale, d’égalité et de souveraineté. L’expérience maoïste, qui promettait de transformer le Népal, a fini par être un gâchis. Mais d’un point de vue plus stratégique, cette trahison a instauré chez les jeunes une déception envers « la gauche » et un anti-partisme qui, comme nous le verrons plus loin, est l’une des principales limites de la rébellion.
Le Népal dans le cycle des révoltes asiatiques
La révolte au Népal s’inscrit dans un cycle de protestations qui a traversé l’Europe de l’Est, l’Asie du Sud et l’Asie du Sud-Est ces dernières années. Dans ce cas, nous nous concentrerons sur le contexte asiatique. De Colombo à Dacca et Jakarta, des millions de personnes se sont mobilisés contre les gouvernements corrompus, les crises économiques et les régimes incapables d’offrir un avenir digne. Le cas népalais s’inscrit dans cette vague régionale, avec des caractéristiques propres mais aussi des éléments communs qui reflètent la profondeur de la crise du capitalisme périphérique en Asie.
Au Sri Lanka, en 2022, une insurrection populaire massive a contraint le président Gotabaya Rajapaksa à fuir le pays après que des manifestant·es aient pris d’assaut le palais présidentiel. La cause immédiate était la crise économique la plus grave depuis des décennies, marquée par le manque de devises, l’inflation galopante et la pénurie de nourriture et de carburant. La famille Rajapaksa symbolisait l’opulence capitaliste et la corruption, et sa chute a montré comment un peuple, frappé par la précarité et la faim, a pu renverser l’une des dynasties politiques les plus puissantes de la région.
Au Bangladesh, des milliers de jeunes étudiant·es et de travailleur·euses du textile ont défié le régime de Sheikh Hasina en dénonçant la répression politique et les conditions de travail esclavagistes qui soutiennent le modèle d’exportation de vêtements bon marché. Le mouvement étudiant, en particulier, s’est associé à des revendications plus larges contre l’autoritarisme et les inégalités, provoquant des affrontements avec la police et remettant profondément en question le régime autoritaire déguisé en démocratie parlementaire.
En Indonésie, le gouvernement de Prabowo Subianto est confronté à des grèves massives des travailleurs des applications, des étudiant·es et d’autres secteurs qui protestent contre les privilèges du gouvernement et l’ingérence militaire. L’adoption de la loi dite « omnibus », qui assouplit les droits du travail et les droits environnementaux afin d’attirer les investissements étrangers, a provoqué une vague de manifestations menées par les syndicats et les organisations de jeunesse. Dans un pays de plus de 270 millions d’habitant·es, le contraste entre la croissance économique et la précarité sociale a suscité l’indignation de larges secteurs de la population.
Le soulèvement au Népal partage plusieurs éléments avec ces cas. Le rejet des inégalités, des mauvaises conditions de vie et des gouvernements qui n’hésitent pas à passer outre la majorité pour leur propre bénéfice. La colère contre la précarité de l’emploi, le manque d’avenir pour les jeunes et l’impact des crises économiques qui touchent directement la vie quotidienne. Mais elle présente également des particularités, comme la censure des réseaux sociaux comme élément déclencheur, la présence majoritaire de la génération Z numérisée et la réapparition de l’armée comme arbitre politique dans une république déjà délégitimée.
Dans l’ensemble, ces révoltes montrent que l’Asie connaît un cycle de luttes populaires contre le néolibéralisme et l’autoritarisme. Chaque pays a ses spécificités, mais dans tous, une jeunesse est prête à défier des régimes corrompus et à descendre dans la rue, même au prix d’une répression militaire. Ce qui se passe au Népal s’inscrit ainsi dans une dynamique régionale : des peuples entiers qui n’acceptent plus le poids de la dette, de la corruption et des inégalités, et qui expriment, sous différentes formes, un même cri de rupture contre l’ordre établi.
Scénarios futurs après la crise actuelle
La désintégration du gouvernement sous la pression des mobilisations a ouvert un scénario de grande incertitude, où se combinent les revendications des jeunes, la pression de l’armée et les négociations avec des personnalités de la société civile. Au centre du débat apparaît Sushila Karki, ancienne présidente de la Cour suprême, comme option pour diriger un gouvernement intérimaire. À 73 ans, Karki a été choisie lors d’un vote en ligne, bien que les divisions au sein du mouvement de jeunesse ne l’acceptent pas complètement.
Son principal atout est sa prétendue « neutralité », car elle est étrangère aux partis qui ont gouverné. Son parcours en tant que magistrate indépendante, qui a défendu l’autonomie judiciaire et a fait face à des tentatives de destitution en 2017, lui confère une certaine légitimité face au discrédit de l’élite politique. Cependant, elle est étrangère à la génération qui descend dans la rue et a passé une grande partie de sa vie au sein de l’appareil d’État, ce qui fait qu’elle ne peut pas accéder à son poste de manière spontanée.
Le processus est en plein développement, mais nous indiquons quelques-unes des voies possibles pour y parvenir. Le premier scénario est la formation d’un gouvernement intérimaire dirigé par Karki, qui est soutenue par une partie des manifestant·es, ainsi que par l’armée. Cette voie impliquerait la dissolution du Parlement et la préparation d’élections anticipées. Cependant, la capacité réelle de Karki à mener une transition dépendra de sa marge de manœuvre face aux forces armées.
Un deuxième scénario est la militarisation ouverte du pouvoir. L’armée, qui contrôle déjà l’ordre dans les rues sous le couvre-feu, pourrait décider de prolonger indéfiniment son rôle d’arbitre politique, bloquant ainsi la possibilité d’un gouvernement civil. Cette issue renforcerait le caractère répressif de l’État et pousserait probablement la jeunesse mobilisée à se replier ou à mener une résistance plus longue.
Un troisième scénario est la recomposition des partis traditionnels, qui tentent de profiter de la crise pour se réinstaller au centre de la vie politique. Des dirigeants tels que Sher Bahadur Deuba ou Pushpa Kamal Dahal manœuvrent déjà pour influencer la transition, cherchant à neutraliser la figure de Karki et à reprendre le contrôle institutionnel. Cependant, cette voie se heurte à un profond rejet social et il semble que toute tentative de restaurer l’ancienne élite sans changements réels pourrait immédiatement relancer la mobilisation.
Enfin, une quatrième option est la radicalisation du mouvement de jeunesse, qui s’est jusqu’à présent exprimé sous forme de protestation spontanée, mais qui pourrait se transformer en un acteur politique à part entière. Le choix de Karki comme figure de transition révèle que les jeunes ne cherchent pas à rejoindre les partis existants, mais à préserver l’indépendance de leur lutte. S’iels parviennent à articuler leurs revendications dans une structure politique organisée, on pourrait se trouver face à une nouvelle force capable de disputer l’orientation du pays au-delà de la conjoncture actuelle.
Dans tous les cas, la crise actuelle est la plus profonde depuis la fin de la monarchie. Le Népal est confronté à un dilemme : répéter son histoire d’instabilité ou ouvrir la voie à une transformation impulsée par la jeunesse. L’issue finale dépendra de la capacité du mouvement à s’organiser de manière indépendante face à l’armée et aux partis existants, ou du retour du pays dans les mains des anciennes structures qui se sont déjà révélées incapables d’offrir un avenir.
La force de la révolte repose sur la colère des jeunes et la spontanéité avec laquelle les foules ont défié le gouvernement. Mais cette même spontanéité marque une limite claire : la désorganisation du mouvement. L’absence de structures de coordination stables fait que les manifestations dépendent d’explosions de colère et d’appels immédiats sur les réseaux sociaux, ce qui rend difficile le maintien de la continuité et de la cohérence stratégique. L’énergie de la rue, bien que puissante, peut se dissiper si elle ne se transforme pas en une force organisée capable de disputer le pouvoir politique de manière durable.
Une autre limite décisive est la réticence des jeunes à s’organiser en partis, marquée par l’expérience frustrante du maoïsme. Pour ceux qui ont grandi en entendant des promesses révolutionnaires qui ont abouti à la corruption et à la bureaucratisation, les partis sont synonymes de trahison et d’opportunisme.
Ce rejet empêche de canaliser le mécontentement vers une alternative politique dotée d’un programme et d’un leadership collectif, laissant ainsi le champ libre aux politiciens institutionnels ou à l’armée pour reprendre l’initiative. Le défi de la génération Z consiste donc à surmonter la contradiction entre son rejet justifié des anciens partis et la nécessité de construire ses propres formes d’organisation politique qui évitent la cooptation et garantissent que la force de la rébellion ne se dilue pas avec le temps.