
Une approche écosocialiste du phénomène de la contre-révolution stalinienne
Ce texte propose une enquête sur le productivisme bureaucratique et écocide du stalinisme. Outre une reconstruction historique des politiques anti-écologiques en URSS, ce texte trace une diagonale entre les principales catégories théoriques de l’écosocialisme et le bilan du stalinisme que nous tirons, notamment avec le livre Le marxisme et la transition socialiste (Marxism and the socialist transition, 2024) de Roberto Sáenz . Dans la première partie, nous faisons une approche critique des principales catégories et des projets stratégiques qui traversent le champ de l’écosocialisme. Nous développons ensuite une comparaison entre les gouvernements de Lénine et de Staline en URSS, afin de démontrer les répercussions désastreuses de la gestion environnementale sous la contre-révolution bureaucratique. Enfin, nous passerons en revue la période bureaucratique post-stalinienne, au cours de laquelle plusieurs des pires écocides du 20e siècle ont eu lieu, notamment Tchernobyl. Dans cet aperçu, nous présentons une première version complète du chapitre sur l’écosocialisme.
1.a. Introduction
Dans ce document, nous analyserons la politique écologique de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), en rendant compte de ses progrès dans les années qui ont suivi la Révolution russe et de ses revers aux mains de la contre-révolution bureaucratique stalinienne. Nous commencerons par un aperçu théorique de certains des concepts clés de l’écologisme et des principaux débats stratégiques qui le traversent. Ensuite, nous aborderons le cas spécifique de l’URSS, en présentant une synthèse du bilan du stalinisme dans notre courant international et en expliquant ainsi les causes qui ont opéré dans le développement d’un productivisme bureaucratique et écocide. Nous opposerons ensuite les différentes visions de la nature et les mesures prises pour préserver l’environnement entre les gouvernements de Lénine et de Staline. Enfin, nous aborderons la continuité de la gestion anti-écologique de la bureaucratie soviétique dans la période post-stalinienne (1953-1991), dont le point culminant a été la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986.
Nous montrerons que les bolcheviks (1917-1923) ont pris des mesures concrètes pour gérer rationnellement les ressources naturelles, en s’appuyant sur les connaissances scientifiques les plus avancées dont ils disposaient, tout en encourageant de nouvelles recherches pour mieux comprendre le fonctionnement de la nature. Cela n’a pas été sans contradictions en raison des conditions difficiles imposées par la Première Guerre mondiale (1914-1918), la guerre civile (1918-1921) et l’isolement international de la Révolution russe ; des facteurs objectifs qui ont limité la capacité des révolutionnaires russes à protéger les richesses naturelles sur l’immense territoire soviétique.
En revanche, le stalinisme considérait la nature comme un « ennemi du peuple » qui retardait la réalisation de ses objectifs et prônait par conséquent la « reconstruction socialiste » de la nature pour atteindre les objectifs économiques fixés par la bureaucratie du Kremlin (JOSEPHON et al, 2013, introduction). Il en est résulté une industrialisation très destructrice pour l’environnement, soutenue par le pillage extractiviste des ressources naturelles et le recours au travail forcé dans le cadre du système du goulag. En outre, de nombreuses industries staliniennes extractivistes se caractérisent par leur inefficacité et le gaspillage des ressources, ce qui conduit à une dégradation accrue de l’environnement afin de couvrir les pertes et d’atteindre les quotas fixés dans les plans de la bureaucratie.
Nous expliquons ce changement significatif dans la relation avec la nature d’un point de vue stratégique : le stalinisme a mené une contre-révolution sociopolitique qui a écarté la classe ouvrière du pouvoir, bloquant ainsi toute perspective de transition vers le socialisme et, au fil des ans, a transformé le caractère social de l’Union soviétique d’un État ouvrier à un État bureaucratique.
Par conséquent, sous le stalinisme, l’économie soviétique a été régulée par une planification imposée d’en haut qui, en plus de ne pas répondre aux besoins de consommation les plus urgents de la population, a relancé de nouvelles formes d’exploitation et d’aliénation du travail (SÁENZ, 2024). Ainsi, dans les États bureaucratiques (mal nommés « socialisme réellement existant »), il n’y a pas eu de processus d’inversion de la rupture métabolique (ni de transition vers le socialisme !), ce qui a conduit à des résultats néfastes pour la nature, y compris certains des pires écocides du 20ème siècle.
Cela nous aidera à comprendre que, si le capitalisme est le principal responsable historique de la catastrophe environnementale actuelle, le stalinisme a également été un co-conspirateur avec son activité écocide pendant une grande partie du 20e siècle.
1.b. La pertinence du sujet dans un monde en crise écologique
Il ne fait aucun doute que la crise climatique et écologique représente un défi de dimension historique et colossale. Tous les rapports sur le climat confirment la gravité de la situation actuelle. Selon l’observatoire Copernicus de l’Union européenne, janvier 2025 est le mois le plus chaud jamais enregistré, avec une température moyenne de 13,23°C, soit 1,75 degré Celsius de plus que les niveaux préindustriels.
Pire encore, il ne s’agit pas d’un événement isolé, mais d’une tendance qui confirme l’avancée du réchauffement climatique. Au cours de dix-huit des dix-neuf derniers mois, la température de la planète a égalé ou dépassé la limite de 1,5 degré Celsius au-dessus des niveaux préindustriels, considérée par la communauté scientifique comme le « seuil » à ne pas franchir.
Bien que ces chiffres soient alarmants, ils ne reflètent pas entièrement la gravité de la crise climatique et écologique. Les événements extrêmes sont de plus en plus récurrents ; rien qu’en 2024, l’humanité a connu des sécheresses extrêmes en Amérique du Sud (comme en témoignent les photos dramatiques des « rivières » asséchées de l’Amazonie), des pluies torrentielles en Europe centrale, des vagues de chaleur torride en Afrique de l’Ouest et dans de nombreuses grandes villes du monde, ainsi que des tempêtes en Amérique du Nord et en Asie. En outre, la « sixième extinction de masse » des espèces, causée par l’action directe de l’homme sur le système terrestre, est actuellement en cours.
Il convient d’ajouter que les effets du changement climatique touchent principalement les personnes les plus exploitées. Par exemple, on estime que les trois quarts des plus de 120 millions de personnes déplacées de force vivent dans des pays fortement touchés par les changements climatiques et, d’ici 2050, les projections suggèrent que la plupart des camps de réfugié·es connaîtront deux fois plus de jours de chaleur extrême (pensons aux millions de migrant·es latino-américain·es ou aux réfugié·es palestinien·es de la barbarie sioniste, pour ne citer que deux cas d’actualité).
Dès lors, la question se fait plus pressante : comment surmonter la crise écologique ? Au sein de la gauche révolutionnaire, le consensus prévaut pour identifier le capitalisme comme le principal responsable de la rupture métabolique, c’est-à-dire de la contradiction entre les temps du capital et ceux de la nature, dont le résultat est une dislocation des cycles régénérateurs de la nature.
C’est pourquoi, face à la question posée, la réponse automatique est généralement simple : faire la révolution pour détruire le capitalisme et construire une société socialiste. Mais qu’entend-on par une société post-capitaliste qui transite vers le socialisme et inverse la rupture métabolique ?
Pour l’expliquer, il est nécessaire de revisiter l’expérience du XXe siècle et, en particulier, les expériences anticapitalistes ratées, où l’expropriation de la bourgeoisie n’a pas entraîné une transition automatique ou objective vers le socialisme. Au contraire, ils sont devenus des États bureaucratiques qui, en plus d’exploiter le travail humain, ont développé un productivisme bureaucratique qui a eu de terribles conséquences sur l’environnement.
Compte tenu de ce qui précède, l’écosocialisme doit être anticapitaliste, mais aussi farouchement antistalinien. Il doit fonder sa stratégie, ses tactiques et son programme sur un appareil critique qui permette de comprendre les dynamiques aliénantes et écocidaires présentes dans le capitalisme et dans les sociétés bureaucratiques non capitalistes, car dans les deux cas, les deux sources de richesse, à savoir le travail humain et la nature, ont été détruites (MARX, 1973). Ce n’est qu’ainsi que l’on peut esquisser une stratégie socialiste et révolutionnaire pour surmonter la crise écologique et rétablir l’équilibre métabolique entre la nature et l’humanité.
C’est sur la base de ce critère que nous avons développé cette recherche, dans laquelle nous étudions le passé écocide du stalinisme en tenant compte des problèmes climatiques du présent, dans la perspective de projeter un avenir post-capitaliste et écologiquement durable de manière révolutionnaire.
I PARTIE I
ECOSOCIALISME : POSTULATS DE BASE ET DÉBATS STRATÉGIQUES
Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous allons définir les concepts théoriques et politiques sur la base desquels nous développons cette recherche. Notre objectif est de tracer une diagonale politico-théorique entre l’écosocialisme et le bilan du stalinisme. Nous commencerons par une synthèse des principales catégories de l’écosocialisme contemporain et, par la suite, nous rendrons compte de quelques-uns des principaux débats stratégiques qui traversent actuellement le camp écosocialiste.
1- L’écosocialisme et son importance pour une évaluation critique du stalinisme
L’écosocialisme est apparu comme un courant de pensée dans les années 70 en raison du désenchantement face aux expériences des pays du bloc soviétique qui, outre les caractéristiques totalitaires et bureaucratiques de leurs régimes politiques, ne constituaient pas une alternative au capitalisme en termes de destruction de l’environnement.
C’est pourquoi, dès ses débuts, il s’est efforcé de dépasser la dichotomie entre l’homme et la nature, en établissant un débat théorique avec les tendances productivistes qui abondaient au sein de la gauche et des mouvements sociaux de l’époque, principalement en raison de la tradition anti-écologique du stalinisme (FERNANDES, 2021).
Le productivisme peut être défini comme la « logique qui confond le développement des forces productives pour répondre aux besoins de la classe ouvrière avec une dynamique de production intense », qui se traduit par un développement disproportionné de l’industrie et le pillage des ressources naturelles, afin de « rivaliser avec le rythme productif des sociétés capitalistes avancées » (FERNANDES, 2021, p. 09)[1].
Il s’agit d’une contribution importante, car elle (ré)introduit dans le champ théorique du marxisme l’importance de la régulation de la nature dans le cadre de la transition vers le socialisme. Malgré cela, la première génération d’écosocialistes a fait une lecture unilatérale de l’œuvre de Marx et Engels, les accusant d’avoir un parti pris « prométhéen » et une foi aveugle dans le libre développement des forces productives. Cet argument était justifié par quelques phrases disséminées dans les œuvres des fondateurs du communisme scientifique (principalement dans certains textes d’Engels), dans lesquelles ils défendaient le développement constant des forces productives et de l’industrialisation.
Heureusement, cette vision a été dépassée par la deuxième génération de l’écosocialisme, pour laquelle la publication de l’ouvrage de John Bellamy Foster Marx Écologiste (The Ecology of Marx), en 2000, a été fondamentale. Cet ouvrage a marqué un « tournant copernicien » dans la perception de la pensée écologique de Marx, au point de créer une école de pensée autour de la rupture métabolique, représentée par des auteurs tels que Ian Angus, Paul Burkett et Kōhei Saitō, entre autres.
Sur la base d’une étude approfondie des écrits (œuvres publiées, lettres et carnets), Foster réfute les accusations qui taxent Marx d’anti-écologique ou de productiviste, tout en sauvant de l’oubli les contributions inestimables qu’il a apportées dans nombre de ses œuvres, en particulier dans le Capital, où il combine pleinement la conception matérialiste de la nature avec la conception matérialiste de l’histoire (FOSTER, 2004).
En résumé, l’écosocialisme est un champ politico-théorique très hétérogène, au sein duquel coexistent diverses interprétations de l’héritage écologique de Marx et Engels, ainsi que des stratégies à suivre pour surmonter la crise écologique. Malgré cela, il est possible d’identifier deux coordonnées politiques ou « idéaux communs » partagés par leurs représentant·es, à savoir une rupture avec « l’idéologie productiviste du progrès – sous sa forme capitaliste et/ou bureaucratique » et l’opposition à « l’expansion infinie d’un mode de production et de consommation destructeur de la nature » (LOWY, 2011c, p. 30).
Pour les besoins de notre recherche, nous entreprenons une lecture critique de plusieurs des principales références de l’écosocialisme, étant donné qu’il existe une énorme inégalité entre la valeur de leurs contributions théoriques par rapport aux lacunes stratégiques qu’elles soutiennent pour inverser la crise écologique, ainsi que dans leur (in)compréhension politique du stalinisme[2]. Dans ce qui suit, nous développerons quelques concepts clés qui seront utiles pour comprendre la dynamique écocide du capitalisme et pourquoi elle a été reproduite sous de nouvelles formes dans les États bureaucratiques staliniens ; en outre, nous indiquerons quelques éléments stratégiques pour surmonter la rupture métabolique.
La rupture métabolique, l’impérialisme écologique et le transfert spatial
Commençons par analyser le concept de rupture métabolique présent dans les tomes I et III du Capital. Pour écrire cet ouvrage, Marx a étudié de manière approfondie les dernières découvertes des sciences naturelles de l’époque et, comme il l’a indiqué dans ses carnets de notes, il tenait en haute estime les recherches du chimiste allemand Justus von Leibig, qui ont démontré scientifiquement le caractère destructeur de l’agriculture capitaliste. C’est sous l’influence de Leibig que Marx a intégré la catégorie du métabolisme dans son analyse critique du capitalisme. Ce terme a été inventé à l’origine pour désigner le processus biochimique par lequel un organisme, à travers diverses réactions métaboliques, transforme les matières et l’énergie de son environnement en unités constitutives de sa croissance.
Selon Foster, l’originalité de Marx résidait dans l’application des notions d’« échanges matériels et d’action régulatrice » pour comprendre la relation dynamique existant entre les êtres humains et leur environnement comme un fait dérivé des « conditions imposées par la nature », mais avec la particularité qu’elle était médiatisée par le travail humain, qui pouvait affecter négativement ce processus (FOSTER, 2004, p. 245)[3].
Cette ligne de recherche a été reprise et approfondie par Kōhei Saitō dans La nature contre le capital : l’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital (O ecossocialismo de Karl Marx, 2021). Selon le chercheur japonais, il existait pour Marx une relation métabolique naturelle transhistorique entre les êtres humains et la nature, c’est-à-dire une loi immanente à laquelle nous ne pouvions à aucun moment nous soustraire, mais qui était en même temps régulée historiquement par le travail et la manière dont nous produisons :
« Comme toutes les autres créatures vivantes, les êtres humains sont essentiellement conditionnés par les lois naturelles et soumis à des cycles physiologiques de production, de consommation et d’excrétion lorsqu’ils respirent, mangent et défèquent. Cependant, Marx soutient que les êtres humains se distinguent des autres animaux par leur activité productive unique, à savoir le travail. Celui-ci permet une interaction « consciente » et « intentionnelle » avec le monde sensible extérieur, qui permet aux humains de transformer « librement » la nature, même si la dépendance à l’égard de la nature et de ses lois demeure dans la mesure où les humains ne peuvent produire leurs moyens de production et de subsistance ex nihilo » (SAITŌ, 2021, p. 86)[4].
C’est pourquoi notre relation métabolique avec la nature s’est tendue à l’extrême sous le capitalisme, dont la logique productive consiste à exploiter le travail humain et à piller les ressources naturelles pour se reproduire « à l’infini », une tendance qui se heurte inexorablement à la finitude de la planète.
Ainsi, pour Marx, la rupture métabolique était une conséquence directe de la relation aliénée entre les êtres humains et la nature due à l’« organisation concrète du travail humain » sous le capitalisme (FOSTER, 2004, p. 245). En conséquence, tout projet émancipateur devait lutter pour « rétablir l’unité entre l’humanité et la nature contre l’aliénation capitaliste » (SAITŌ, 2021, p. 25).
En fin de compte, cette dynamique prédatrice a déclenché un déséquilibre dans l’interaction métabolique entre les êtres humains et la nature, qui s’est aggravé avec le temps. Les capitalistes, dans le but d’augmenter leurs profits individuels ou collectifs, se livrent à une concurrence effrénée pour exploiter les ressources naturelles et créer davantage de valeur marchande, mais ils le font à un rythme qui détruit les cycles régénérateurs de la nature. Cette unité de tendances opposées entre le temps du capital et celui de la nature est la cause centrale de la rupture métabolique, qui explique à son tour la gravité et l’ampleur de la crise écologique actuelle.
Parallèlement, le capitalisme a étendu la rupture métabolique à d’autres régions de la planète qui ont été progressivement intégrées au marché mondial par la domination des puissances coloniales :
« Pour Marx, la rupture métabolique liée, au niveau social, à la division antagoniste entre la ville et la campagne se manifestait également à un niveau plus global : des colonies entières voyaient leurs terres, leurs ressources et leur sol volés au profit de l’industrialisation des pays colonisateurs » (FOSTER, 2000, p. 253).
Le capitalisme a ainsi étendu ses tentacules à toute la planète et mondialisé la destruction environnementale, ouvrant la voie à ce que beaucoup d’écosocialistes appellent l’impérialisme écologique. Ce concept décrit la dynamique de pillage des ressources naturelles et du travail humain dans les régions périphériques au profit du centre capitaliste, au cours de laquelle les contradictions générées par la spoliation naturelle sont transférées vers les régions coloniales et semi-coloniales. Cela s’explique facilement lorsque l’on évalue les effets néfastes des industries extractives dans ce qu’on appelle le « Sud global » (SAITŌ, 2022)[5]. En conclusion, avec le développement de l’impérialisme, la contradiction entre le cycle du capital et les cycles régénératifs de la nature s’est universalisée, augmentant l’ampleur de la destruction de l’environnement. Cette dynamique écologiquement dévastatrice s’est accentuée avec les progrès de la science et de la technologie qui, instrumentalisées par les intérêts du capital, ont agi à la fois comme forces productives et destructrices.
Le capitalisme fossile, la Grande Accélération et l’Anthropocène
Le processus de conversion énergétique vers les combustibles fossiles illustre parfaitement l’interaction entre la rupture métabolique, l’impérialisme écologique et le transfert spatial. Au début du XIXe siècle, la grande majorité des métiers à tisser le coton fonctionnaient à l’énergie hydraulique et étaient installés au bord des rivières. En 1800, seules 84 usines de coton utilisaient des moteurs à vapeur, tandis qu’environ un millier utilisaient des roues hydrauliques pour faire fonctionner leurs machines. Cela allait changer au cours des décennies suivantes, le charbon et la vapeur devenant les principaux combustibles de la révolution industrielle. Pourquoi ce changement dans le mix énergétique ? Ce n’était pas pour des raisons d’efficacité ou de coûts, mais principalement pour exercer un meilleur contrôle sur la main-d’œuvre. Avec les combustibles fossiles, il n’était plus nécessaire de construire les usines au bord des fleuves et les capitalistes les ont transférées vers les villes, où ils disposaient d’une plus grande concentration de population habituée au travail en usine et, en outre, d’une armée de réserve pour menacer de licenciement les ouvriers et ouvrières qui ne se soumettaient pas à la volonté patronale (ANGUS, 2023).
Du point de vue environnemental, ce changement de matrice aurait eu de graves répercussions, car le régime énergétique est passé d’un régime somatique à un régime exosomatique. Qu’est-ce que cela signifie ? Selon l’historien de l’environnement J. R. McNeill, avant l’utilisation du charbon, la production était principalement alimentée par l’énergie biologique, obtenue à partir de la force animale, humaine ou naturelle (rivières, vents). Après l’adoption du charbon, cela a changé, car l’énergie a commencé à être extraite d’un corps minéral au moyen d’un processus polluant (SERRATOS, 2020).
En d’autres termes, la bourgeoisie a misé sur un nouveau modèle énergétique hautement destructeur afin de bénéficier de meilleures conditions d’exploitation de la classe ouvrière. Cela ne laisse aucun doute sur le lien qui existe entre l’aliénation du travail et la rupture métabolique ; c’est ce à quoi Marx faisait référence lorsqu’il affirmait que le capitalisme détruisait les deux sources de la richesse, à savoir le travail humain et la nature (MARX, 1973).
La transition vers le capitalisme fossile s’est accentuée dans la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle, sous l’effet de l’expansionnisme des empires coloniaux européens qui ont profité du développement de nouveaux moyens de transport pour soumettre davantage de régions de la planète. C’est par exemple à cette époque que les puissances européennes ont colonisé la quasi-totalité de l’intérieur du continent africain, en s’appuyant largement sur l’utilisation du chemin de fer, des bateaux à vapeur et d’autres technologies (télégraphe, quinine, mitrailleuses, etc.).
C’est pourquoi la marine britannique avait pour objectif principal de découvrir et de contrôler les gisements de charbon à travers le monde afin de garantir l’approvisionnement énergétique de ses navires marchands et de la marine, deux éléments essentiels au maintien du flux commercial et de l’appareil militaire de domination coloniale.
Ce processus de fossilisation énergétique s’est accentué au XXe siècle, notamment en raison des profonds changements technologiques, sociaux et économiques générés par les deux guerres mondiales. C’est par exemple pendant la « Grande Guerre » (1914-1918) que l’armée britannique a adapté tous ses navires militaires pour qu’ils fonctionnent au pétrole, une innovation qui ne tardera pas à être copiée par les autres armées du monde[6].
Mais c’est sans aucun doute avec la Seconde Guerre mondiale que la dialectique des forces productives et destructrices a connu un bond en avant. Cela n’a rien d’étonnant, puisqu’il s’agit de l’événement le plus sanglant et le plus destructeur de l’histoire de l’humanité, qui a marqué un tournant dans le développement du capitalisme. Outre la destruction et la pollution sans précédent causées par les bombes nucléaires (notamment les deux bombes larguées sur le Japon, mais aussi les innombrables essais nucléaires réalisés dans les décennies qui ont suivi), le boom économique de l’après-guerre a déclenché la « Grande Accélération », une période historique caractérisée par les transformations les plus brutales des relations de l’humanité avec le monde naturel.
Le nouvel ordre mondial, dominé par les États-Unis, avait pour pierre angulaire la consolidation de l’économie des combustibles fossiles, qui est passée sous le contrôle de gigantesques entreprises transnationales spécialisées dans l’extraction du pétrole, du charbon, du gaz naturel et la production d’énergie nucléaire. Entre 1946 et 1973, par exemple, la production pétrolière a augmenté de plus de 700 % ; en conséquence, la consommation mondiale est passée de près de « 53 milliards de tonnes équivalent pétrole entre 1800 et 1945 » à « plus de 84 milliards de tonnes équivalent pétrole » au cours des 27 années qui ont suivi la guerre (cité dans ANGUS, 2023, p. 169)[7].
D’autres données témoignent également de l’intensité écocide de la Grande Accélération. De 1750 à aujourd’hui, la concentration de CO2 sur la planète a augmenté de 32 %, mais 60 % de cette augmentation s’est produite à partir de 1959. De même, entre 1950 et 1980, plus de terres ont été déboisées et transformées en plantations qu’au cours des 150 années précédentes (ANGUS, 2023)[8].
Ainsi, l’humanité est devenue le facteur géologique le plus important et ses actions ont désormais des effets globaux et synchrones. À la suite de cela, une partie de la communauté scientifique et de l’écosocialisme estime que nous sommes entrés dans l’Anthropocène, c’est-à-dire une époque géologique caractérisée par le fait que les activités humaines ont un impact et modifient l’ensemble du système terrestre (Angus, 2023). En d’autres termes, la destruction de la nature provoquée par la logique écocide du capital a connu un saut qualitatif et, en termes écologiques, il n’y a plus d’« extérieur » où transférer spatialement les contradictions du pillage environnemental ; par conséquent, la crise écologique touche toute la planète, comme le montre le réchauffement climatique.
Il n’y a pas encore de consensus au sein de la communauté scientifique sur la validité de l’Anthropocène. De plus, début 2024, un comité inférieur de l’Union internationale des sciences géologiques (IUGS) a rejeté la proposition de le codifier comme une nouvelle étape géologique, arguant de l’insuffisance des preuves pour décréter la fin de l’Holocène. Mais ce refus est dû aux critères formels et positifs utilisés par cette institution scientifique, qui ne permettent pas de saisir la profondeur et la spécificité de l’Anthropocène (par exemple, ils affirment que la date suggérée de 1952 est trop récente ou que les échantillons stratigraphiques indiqués – les radionucléides dispersés par les bombes à hydrogène – sont trop superficiels).
À cet égard, nous trouvons très pertinente la position de l’écosocialiste canadien Ian Angus qui, comme il l’explique dans son livre Face à l’anthropocène: Le capitalisme fossile et la crise du système terrestre (Facing the Anthropocene , 2023), cette nouvelle étape géologique constitue un « état sans équivalent » dans l’histoire de la planète, car elle est apparue à la suite de la rupture du métabolisme social, c’est-à-dire d’un phénomène socio-économique qui oblige à l’interpréter avec d’autres catégories et méthodes que celles habituellement utilisées par la communauté scientifique traditionnelle :
« (…) nous devons considérer l’Anthropocène comme un phénomène sociologique, un changement qualitatif dans la relation entre la société humaine et le reste du monde naturel. Il s’agit du résultat direct, pour reprendre une expression de Marx, d’une « rupture irrémédiable dans le métabolisme social, prescrit par les lois naturelles de la vie » (…) La recherche des origines sociales et économiques de l’Anthropocène est très différente de la recherche de son origine géologique. La géologie, par nature, recherche une transition physique claire dans les roches, les sédiments ou la glace (…) La science sociale ne peut être aussi précise (…) alors que les géologues recherchent une décennie exacte, voire un jour exact, l’analyse marxiste recherche une période plus longue de changement social et économique au cours de laquelle l’Holocène a pris fin et l’Anthropocène a commencé » (ANGUS 2023, p. 123-124).
D’autre part, certains secteurs de la gauche critiquent la dénomination « Anthropocène ». Ses détracteurs affirment qu’il est trop générique et répartit la responsabilité de la crise écologique sur tous les êtres humains, en omettant que les véritables responsables sont la minorité qui détient le pouvoir économique et politique depuis la révolution industrielle, c’est-à-dire la bourgeoisie impérialiste et ses partenaires mineurs dans les pays semi-coloniaux. En contrepartie, ils suggèrent de nommer la nouvelle ère géologique « Capitalocène ».
On trouve un exemple de cette approche dans l’ouvrage de Francisco Serratos (2020) intitulé El capitaloceno : Una historia radical de la crisis climática (que l’on peut traduire par : Le capitalocène : une histoire radicale de la crise climatique). Selon cet auteur, la définition de l’Anthropocène est une description phénoménologique qui attribue « la responsabilité de la crise climatique à tous les êtres humains (anthropos) et non à quelques-uns », en laissant de côté « leurs caractéristiques socio-économiques ». Il soutient en outre que cela conduit à « blâmer ceux qui, pendant des siècles, ont été soumis à l’esclavage, au génocide, à l’occupation et à la spoliation de leurs terres pour l’extraction des ressources ». C’est pourquoi il soutient que la notion de Capitalocène est plus appropriée pour comprendre les causes et identifier les agents socio-historiques responsables de la crise écologique, étant donné que « la destruction de la biosphère, l’extinction massive des espèces et le bouleversement climatique ne sont pas des qualités immanentes à l’être humain » (SERRRATOS, 2020, p. 30 et 33).
C’est un argument intéressant d’un point de vue politique, car il fait la distinction entre la minorité « d’en haut » qui s’est enrichie grâce à la spoliation de l’environnement et à l’exploitation du travail d’autrui, et ceux « d’en bas » qui ont été asservis tout au long de l’histoire.
Malgré cela, nous considérons que la définition du Capitalocène permet une approche unilatérale des causes historiques et qu’elle est donc insuffisante pour comprendre les complexités nécessaires pour surmonter la crise écologique.
S’il est incontestable que le capitalisme porte la plus grande part de responsabilité dans la rupture métabolique, il est également indéniable que le stalinisme soviétique a été complice de la débâcle environnementale de la seconde moitié du XXe siècle. L’URSS, par exemple, a participé à la « Grande Accélération » et, comme nous l’analyserons en détail dans cet article, elle a été responsable de plusieurs des pires catastrophes environnementales de l’histoire de l’humanité. C’est pourquoi il est stratégiquement erroné d’utiliser une catégorie qui confond ou dissimule le rôle écocide du stalinisme.
De même, l’Anthropocène comporte une dimension d’avenir qui transcende le capitalisme. Nous faisons ici référence à deux aspects. Premièrement, la crise écologique ne se résoudra pas automatiquement avec la destruction du capitalisme. Dans un monde communiste éventuel, l’humanité devra consacrer d’énormes efforts pour faire face à « l’héritage maudit » du capitalisme et, dans le domaine environnemental, il ne sera pas facile de rétablir une relation métabolique saine entre les êtres humains et la nature. Pour nous donner une idée, il y a encore dans l’atmosphère des traces de CO2 émis en 1800 !
Deuxièmement, nous considérons que l’Anthropocène témoigne d’une nouvelle réalité dans la relation entre les êtres humains et la nature. Le développement des forces productives a atteint un tel niveau qu’il est très facile de les transformer en forces destructrices à une échelle sans précédent dans l’histoire de la planète. C’est pourquoi nous considérons qu’il est nécessaire que les êtres humains, même dans une société communiste mondialisée, ne perdent pas de vue ce danger potentiel.
En résumé, inverser la rupture métabolique sera une tâche colossale et de longue haleine, à laquelle une éventuelle « humanité communiste » ne pourra échapper.
2- Comment surmonter la crise écologique ?
Comme indiqué précédemment, l’écosocialisme est un champ théorico-politique très hétérogène et, par conséquent, plusieurs perspectives sur la manière de surmonter la crise écologique coexistent en son sein. Nous procéderons ci-après à une « critique de la critique » de trois approches ou tendances qui font partie de ce débat : le décrocentrisme, l’écomodernisme et la planification démocratique.
- Le communisme décrocentriste
Ce courant a gagné du terrain parmi les écosocialistes ces dernières années, en particulier après la publication de Moins ! La décroissance est une philosophie (Capital in the Anthropocene, 2020) de Kōhei Saitō, qui a connu un grand succès éditorial au Japon et a eu un large retentissement dans le monde entier.
Dans cet ouvrage, Saitō qualifie de chimériques les courants qui prônent un capitalisme décroissant, car il est impossible de dépouiller ce système de sa caractéristique essentielle, à savoir accélérer « à l’infini » la croissance économique dans le but d’obtenir des profits au détriment de l’exploitation de la main-d’œuvre et du pillage des ressources naturelles. De plus, si une telle décroissance se produisait sous le capitalisme, elle entraînerait une réduction de la consommation pour la grande majorité, car les problèmes d’inégalité sociale inhérents à un système fondé sur l’exploitation des classes persisteraient.
À l’inverse, il soutient que sous le communisme, il est possible d’instaurer une autre logique de production et de consommation, dont l’axe serait de garantir « l’abondance radicale » pour l’ensemble de la population et non de générer le profit effréné d’une minorité capitaliste :
« … le communisme repensera radicalement l’objectif de la production. Sous le communisme, son but ne sera pas la multiplication de la valeur d’échange, mais la valeur d’usage, et il la soumettra à une planification de type social. En d’autres termes, on ne cherchera plus à augmenter le PIB, mais à satisfaire les besoins fondamentaux des personnes » (SAITŌ, 2022, p. 254).
Pour l’écosocialiste japonais, c’est là l’essence même du communisme décroissant. Le raisonnement est le suivant : si la société donne la priorité à la production de valeurs d’usage pour satisfaire les besoins de consommation des personnes, cela se traduira par une diminution notable de la consommation d’énergie et de l’utilisation de matières premières utilisées pour la fabrication de valeurs d’échange inutiles, principalement pour répondre aux exigences du « mode de vie impérial » insoutenable qui prévaut dans les sociétés du « Nord global ».
De même, il affirme que la décroissance de la production permettra de réduire la journée de travail, condition nécessaire pour encourager la participation des travailleurs à la prise de décisions démocratiques sur le développement de la production et la réversion de la rupture métabolique :
« Mais le communisme décroissant, qui impliquera une économie et une société plus sereines, élargira la marge de manœuvre pour répondre aux problèmes environnementaux sans nuire à la satisfaction des désirs humains. La démocratisation et le ralentissement de la production répareront progressivement la rupture métabolique entre l’homme et la nature » (SAITŌ, 2022, p. 271).
Le communisme décroissant articule donc la réduction de la production avec d’autres mesures visant à réorganiser la société sur de nouvelles bases sociales, telles que la réduction du temps de travail, la planification démocratique de la production et la fourniture aux individus d’une abondance radicale de valeurs d’usage.
Comme on peut le déduire de ce qui précède, Saitō présente des éléments très intéressants qui ne peuvent être écartés de manière simpliste. Il est significatif qu’il accorde une place prépondérante à la planification démocratique dans la perspective d’une transition vers une société communiste orientée vers la production de valeurs d’usage. Bien que nous soyons globalement d’accord avec ces deux postulats de l’écosocialiste japonais, c’est lorsque l’on entre dans les détails que les différences stratégiques avec son projet commencent à apparaître.
Quelles critiques pouvons-nous adresser au communisme décroissant ? Commençons par le fait que Saitō ne dispose d’aucune garantie méthodologique lorsqu’il présente ses hypothèses comme des conclusions incontestables, tout en commettant des anachronismes lorsqu’il tente de trouver chez Marx les réponses théoriques parfaites aux problèmes et aux luttes environnementaux actuels (TANURO, 2024).
Il affirme par exemple que « le communisme décroissant a été le point culminant des réflexions du dernier Marx » et, de manière assez imprudente, il affirme que même Engels n’a pas compris ce tournant, raison pour laquelle la vision de l’histoire de Marx « est restée mal interprétée » au cours des 150 dernières années (SAITŌ, 2022, p. 305 et 165). Pour « valider » cette thèse, Saitō recourt à la catégorie althussérienne de « coup épistémologique », selon laquelle il y aurait eu dans l’œuvre de Marx des ruptures abruptes en termes de paradigmes, de concepts et de méthodes.
Nous sommes en total désaccord avec cette approche althussérienne, qui est profondément anti-dialectique. Au lieu de ruptures qui renvoient à un nouveau départ à zéro, il nous semble plus approprié d’analyser l’œuvre de Marx comme une progression, au cours de laquelle les thèmes de recherche et les niveaux d’élaboration conceptuelle ont varié, mais qui n’a jamais perdu son unité en tant que partie intégrante d’une critique globale de l’ordre capitaliste (SÁENZ, 2023). De plus, la sensibilité de Marx à la nature est présente à différents moments de son élaboration, exprimée dans certains cas de manière philosophique (Manuscrits économiques et philosophiques de 1844, L’idéologie allemande) et dans d’autres de manière plus économique (Le Capital).
D’autre part, le prétendu virage décroissant de Marx est assez discutable, car selon sa conception, l’émancipation sociale de l’humanité nécessitait le développement des forces productives pour mettre fin à la « guerre de tous contre tous » pour la subsistance. En d’autres termes, il est nécessaire de disposer des bases matérielles pour atteindre l’abondance radicale des valeurs d’usage et réduire la journée de travail ; sinon, le communisme ne serait qu’un rêve romantique à discuter dans les cafés, mais n’aurait aucune viabilité historique pour dépasser le capitalisme (HUBER ET LEIGH, 2024).
Cela est réalisable à partir d’une relation entre les fins et les moyens totalement différente de celle qui prévaut sous le capitalisme. Nous nous opposons à l’exaltation d’un développement mécanique des forces productives, mais aussi à la proclamation de leur non-développement. Il s’agit de promouvoir le progrès des capacités productives de l’humanité à partir de critères non productivistes. Cela n’est possible que dans une société dotée d’une planification socialiste démocratique, où les forces productives ont pour fonction de satisfaire les valeurs d’usage pour l’ensemble de la population, tout en envisageant la restructuration du métabolisme socio-naturel entre les êtres humains et la nature.
Mais Saitō considère que cette possibilité historique est désormais close. Il va même jusqu’à affirmer que « l’augmentation de la capacité productive » est la « cause de la crise climatique », une approche qui confond le productivisme destructeur du capitalisme (ou des États bureaucratiques) avec le développement des forces productives (SAITŌ, 2022, p. 129).
Ce raisonnement aboutit à des affirmations erronées et dangereuses. Par exemple, il affirme que dans les pays du « Nord global », il existe un mode de vie impérial, caractérisé par la « production et la consommation de masse » qui, à son tour, « repose sur l’existence d’une structure de pillage systématique des régions et des groupes sociaux du Sud global » (SAITŌ, 2022, p. 22). Bien que nous soyons d’accord avec la description du phénomène (il existe une consommation inégale dans le monde fondée sur le pillage des pays semi-coloniaux), nous divergeons totalement sur les conclusions qu’il en tire, en particulier lorsqu’il fait référence à « la négation de la conscience de culpabilité » de celleux qui vivent dans les pays impérialistes, ce qui les rend complices de la destruction de la planète en raison du niveau de vie élevé dont iels jouissent.
La notion d’une culpabilité environnementale localisée géopolitiquement nous semble être un argument erroné et dangereux, car elle introduit une division entre la classe ouvrière des pays impérialistes et celle des pays semi-coloniaux (HUBER ET LEIGH, 2024). Cette analyse fait perdre la « boussole de classe » face à la crise écologique, car elle dilue la responsabilité de l’ensemble de la population du « Nord global », mettant sur un pied d’égalité la bourgeoisie impérialiste et les travailleurs et travailleuses qu’elle exploite. Il s’agit d’une position qui n’a aucun rapport avec le marxisme et qui, au contraire, correspond davantage à la théorie décoloniale qui établit comme principale contradiction la « matrice coloniale du pouvoir » dérivée de la relation asymétrique entre le Nord et le Sud global (ARTAVIA, 2015).
De plus, Saitō perd de vue que les besoins sont une construction historique. Cela est important pour comprendre qu’il n’est pas viable de développer une politique révolutionnaire dont le but est de réduire le niveau de vie des masses du premier monde, qui est « élevé » par rapport à la « barbarie » qui règne dans une grande partie du Sud global. Il en va autrement de la réduction des excès consuméristes des bourgeois et des magnats impérialistes qui ont une empreinte environnementale très élevée, ou de la critique de la mécanique consumériste promue par le capitalisme ou de la fabrication industrielle de produits hautement polluants (comme c’est le cas avec le fléau du plastique).
De même, la simple appellation de « décroissance » devient absurde pour des pays où la misère règne parmi de larges couches de la population et où, par conséquent, la guerre quotidienne de tous contre tous prédomine. Qui, sain d’esprit, ferait la promotion de la décroissance et de la lutte contre la consommation en Inde, où le manque de sanitaires oblige des millions de personnes à déféquer dans les rivières et les parcs, provoquant d’énormes problèmes de santé, ou dans une favela de São Paulo, où il est normal de voir des dizaines de personnes se disputer les meilleures places pour chercher de la nourriture dans une décharge ?
Enfin, nous aborderons ce que nous considérons comme le plus grand « talon d’Achille » de Saitō : son manque de recul critique vis-à-vis du stalinisme. À plusieurs endroits de son ouvrage, il fait référence à l’échec de l’URSS stalinienne, qu’il qualifie à juste titre d’expérience productiviste qui a été très destructrice pour la nature.
Mais la validité de sa critique ne compense pas son incompréhension du phénomène. Ce qui se rapproche le plus d’une « explication » est lorsqu’il affirme que le « monstre appelé « stalinisme » » a été engendré par une mauvaise interprétation des véritables idées du dernier Marx, qui ne sont connues que d’« une poignée de spécialistes consacrés à l’analyse de ses carnets de recherche » dans le cadre du projet MEGA II (SAITŌ, 2022, p. 127). En d’autres termes, la bureaucratisation de la plus grande révolution sociale de l’histoire et le triomphe de la contre-révolution stalinienne trouvent leur origine dans une incompréhension de l’œuvre de Marx.
À partir de là, le communisme décroissant prôné par Saitō montre ses points faibles, en grande partie parce qu’il est incapable de proposer une alternative cohérente pour dépasser le capitalisme tout en réglant les comptes avec l’expérience contre-révolutionnaire du stalinisme au XXe siècle[9]. En fait, il défend des positions qui le rapprochent de l’autonomisme et du réformisme.
Sa vision romantique de l’autogestion locale ou municipale, opposée au pouvoir central de l’État, qu’il présente comme un moyen d’éviter que ne se répète l’expérience dictatoriale de l’URSS, en est une illustration. Il appelle à une mobilisation populaire contre l’imposition d’un modèle politiciste venant d’en haut ; une formulation horizontale qui laisse de côté la lutte pour la destruction de l’État bourgeois et la construction d’un pouvoir central dirigé démocratiquement par la classe ouvrière en alliance avec les secteurs exploités et opprimés, dont l’objectif stratégique serait de faire avancer la transition vers le socialisme et, parallèlement, l’extinction de l’État ouvrier lui-même.
De même, son rejet des syndicats est frappant, car ils « ont accepté la subordination au capital », tandis qu’il exalte les coopératives de travailleur·euses parce qu’elles « poursuivent un changement dans les relations de production elles-mêmes » en favorisant la prise de décision démocratique des travailleur·euses affilié·es sur le « développement de la production, la formation et la relocalisation des travailleurs » (SAITŌ, 2022, p. 221-22).
En effet, les syndicats n’ont pas pour objectif de remettre en question les relations d’exploitation capitaliste ; ils organisent même collectivement leurs affiliés en tant que vendeurs de force de travail afin de négocier en leur faveur les conditions dans lesquelles ils seront exploités par le patronat. Ils n’en restent pas moins des outils fondamentaux du mouvement ouvrier, car ils constituent une école de lutte où les travailleurs et les travailleuses forgent leur expérience. Il nous semble donc une grave erreur de les écarter en raison de leurs limites stratégiques ; au contraire, ils représentent un espace organisationnel au sein duquel il est nécessaire de lutter pour un programme révolutionnaire et anticapitaliste. À l’heure actuelle, cela signifie intégrer des revendications écosocialistes qui combinent la protection de l’environnement et la préservation des emplois, une tâche que nous considérons comme essentielle pour gagner la classe ouvrière à la lutte environnementale et ne pas la laisser à la merci de l’extrême droite négationniste.
De même, il est totalement faux que les coopératives remettent en cause les relations de production capitalistes. En réalité, elles constituent une forme de propriété petite-bourgeoise qui aspire à être plus « juste », mais qui ne remet à aucun moment en cause le capitalisme. Dans les coopératives, chaque membre devient « propriétaire privé » d’une part de l’entreprise et une forme d’ auto-exploitation du travail s’instaure, car «la coopérative navigue encore au milieu de l’océan capitaliste, qui fixe les prix et, par ailleurs, les coopératives sont souvent, mais pas toujours, des formes de production de moindre envergure que leurs concurrents capitalistes sur le marché, qui, grâce à une économie à plus grande échelle, obtiennent des prix plus bas pour leurs produits » (SÁENZ, 2024, 187)[10].
D’autre part, nous sommes tout à fait d’accord avec Saitō lorsqu’il souligne que la participation démocratique des travailleurs et des travailleuses est le seul moyen de garantir une propriété véritablement sociale, car « la démocratisation du processus de production consiste en la cogestion des moyens de production par le biais de l’association. C’est-à-dire décider démocratiquement ce qui est produit, quand et comment » (SAITŌ, 2022, p. 262). Mais nous divergeons lorsqu’il limite cela au niveau interne d’une entreprise ou d’une municipalité, en ignorant l’importance stratégique de lutter pour construire un État ouvrier qui, tout en aspirant à représenter l’ensemble des secteurs exploités et opprimés, ait également pour objectif sa « disparition » progressive dans la transition vers le socialisme.
Pour finir, nous voulons évoquer la stratégie fantaisiste des « 3,5 % » qu’il prône pour avancer vers un communisme décroissant. Sa proposition se résume à favoriser la mobilisation pacifique de 3,5 % de la population pour lutter contre les problèmes générés par le capitalisme et le changement climatique. Bien que son appel à l’action soit positif, le contenu de la proposition montre qu’il ne comprend pas la dimension de la lutte anticapitaliste qui, s’il est vrai qu’elle compte d’innombrables épisodes de mobilisations pacifiques, devra à un moment donné miser sur la radicalisation pour renverser les capitalistes. Ce moment s’appelle la révolution et, comme l’indiquent Marx et l’expérience historique, il ne sera pas exempt d’affrontements directs et sanglants[11].
En résumé, le communisme décroissant apporte des contributions intéressantes à la lutte écosocialiste. Parmi celles-ci, nous soulignons l’accent mis sur la planification démocratique de la production qui, accompagnée d’une réduction du temps de travail, permet à la classe ouvrière de décider collectivement quoi et comment produire, dans le but de garantir une abondance radicale de valeurs d’usage et, ainsi, mettre fin aux excès et au gaspillage générés par le système capitaliste avec la production inutile de valeurs d’échange pour augmenter les profits de la bourgeoisie[12]. Il s’agit d’une mesure qui jette les bases pour inverser la rupture métabolique, car elle permet la planification sociale de la production et de la consommation.
Malgré cela, Saitō devient très erratique lorsqu’il tente de préciser ses propositions et, bien qu’il les présente comme anticapitalistes et inspirées du prétendu « décroissance » de Marx, il s’agit le plus souvent de mesures réformistes et localistes ; par exemple, il loue les « villes sans peur » européennes avec leurs mesures environnementales « anti-néolibérales » (comme Barcelone sous la direction d’Ada Colau).
L’écomodernisme
L’écomodernisme, quant à lui, propose que la solution aux problèmes environnementaux réside dans le développement incessant de la technologie, car c’est le seul moyen d’accélérer une croissance économique durable. Sa thèse centrale est d’utiliser la technologie pour découpler la société de la nature, ce pour quoi il est nécessaire de maximiser les engins ou dispositifs offerts par la modernité. Par exemple, il fait appel aux technologies de capture du dioxyde de carbone ou à la géo-ingénierie (modification à grande échelle du système terrestre) pour freiner les effets du changement climatique[13]. Toute objection à son « techno-optimisme » est qualifiée de « conservatisme vert » (VANSINTJAN, 2018).
Sur la base de cette logique accélérationniste, le journaliste britannique Aaron Bastani prône un communisme de luxe entièrement automatisé (CLTA), c’est-à-dire une société où tous les processus de production sont automatisés, ce qui permettra une croissance exponentielle de la production, qui à son tour nous permettra de faire « un usage illimité, libre et sans restriction des ressources et des biens sans avoir à nous soucier des problèmes environnementaux » (SAITŌ, 2022, p. 176).
Pour justifier cette idée, il se réfère aux écrits de Marx sur les machines dans les Grundrisse (1857-1858), où il affirme que la minimisation du travail humain dans la production industrielle (ou, en d’autres termes, l’augmentation exponentielle de sa capacité productive), jette les bases matérielles de l’émancipation de la classe ouvrière dans le cadre d’une société communiste.
Prenant ce point unilatéralement, Bastani appelle ouvertement au développement incessant des forces productives pour universaliser l’accès au luxe, arguant qu’il est possible de dépasser les limites de l’ancien monde et de « dissoudre toute frontière entre l’utile et le beau », car « le communisme sera exubérant – ou ne sera pas » (BASTANI, 2023).
En réalité, Bastani professe une « foi prométhéenne » dans la technologie qu’il justifie sur la base d’une lecture fragmentaire de l’œuvre de Marx, puisqu’il ne mentionne que les écrits où il souligne la nécessité d’accroître les forces productives afin de disposer d’une base matérielle sur laquelle construire une société communiste, mais ne considère pas les autres textes (de sa jeunesse et aussi de sa période de maturité) où il exprime sa sensibilité écologique ou établit la relation métabolique entre l’être humain et la nature.
Dans cette optique, l’écomodernisme est une variante contemporaine du productivisme qui ne remet pas en cause le gaspillage consumériste sous le capitalisme. C’est une approche qui ne tient pas compte des limites naturelles de la planète et qui, par conséquent, n’envisage pas l’inversion de la rupture métabolique. Le cœur de sa proposition est le transfert de technologie, c’est-à-dire l’utilisation de la technologie pour résoudre les problèmes environnementaux.
Dans le cas de Bastani, bien qu’il rappelle que les ressources minérales de la planète sont limitées, il suggère que l’exploitation minière de l’espace pourrait être un moyen d’extraire plus de lithium et de cobalt, avec lesquels nous pourrions augmenter notre capacité à stocker de l’énergie propre et, par extension, nos niveaux de consommation :
« (…) une nouvelle matrice technologique et énergétique composée de machines progressivement plus intelligentes, combinée à une énergie de moins en moins chère et de plus en plus propre, permettra l’extraction de ressources hors de notre monde, produisant une offre extrême de matières premières, complétant ainsi une chaîne qui permettra à l’humanité de dépasser entièrement nos limites actuelles » (BASTANI, 2023, p. 48)[14].
Parallèlement, l’écomodernisme présente un vide stratégique en tant que projet de construction d’une société communiste : il ne tire pas le bilan du stalinisme. Pour Bastani, le communisme est devenu réalisable avec l’avènement de la « troisième rupture »[15], un processus en cours depuis plusieurs décennies qui a mis à la disposition de l’humanité une « offre extrême d’informations, de main-d’œuvre, d’énergie et de ressources minérales », rendant possible la construction d’une « société où le travail est éliminé, où la pénurie est remplacée par l’abondance et où le travail et les loisirs se confondent en une seule et même chose » (BASTANI, 2023). Ainsi, de manière tacite, il nous dit que l’échec de la Révolution russe et sa bureaucratisation stalinienne trouvent leur origine dans son avance historique, car elle ne disposait pas de la base technologique nécessaire pour avancer vers le communisme.
Il a d’ailleurs ouvertement exposé cette idée dans son livre Comunismo de luxo totalmente automatizado (que l’on peut traduire par « Communisme de luxe entièrement automatisé »), 2022, où il affirme que « (…) jusqu’aux premières décennies de la Troisième Rupture, le communisme était aussi impossible que l’était le surplus avant la Première Rupture ou l’électricité avant la Deuxième. Au lieu de cela, c’est le socialisme, encore défini par la pénurie et l’emploi, qui est devenu l’espoir dans le monde entier (…) Les technologies nécessaires pour parvenir à une société post-pénurie et post-travail – centrée sur les énergies renouvelables, l’automatisation et l’information – étaient absentes de l’Empire russe, ni même ailleurs, jusqu’à la fin des années 1960 (…) Créer le communisme avant la Troisième Rupture, c’est comme créer une machine volante avant la Seconde : il serait possible de la concevoir – exactement comme l’a fait le génie Léonard de Vinci –, mais pas de la créer. Non pas par manque de volonté ou d’intelligence, mais simplement par une fatalité historique » (BASTANI, 2022, p. 219-220). Il soutient en outre que le triomphe de la Révolution russe est le résultat de la prise du Palais d’Hiver, qu’il qualifie de « coup d’État illibéral » qui, ajouté aux pressions dérivées de l’invasion des troupes étrangères pendant la guerre civile, a « inévitablement » abouti à un « régime qui est devenu extrêmement hiérarchique », malgré quoi il considère que sa survie « pendant sept décennies reste l’une des grandes conquêtes politiques du siècle dernier » (BASTANI, 2022, p. 220).
Ces lignes montrent clairement que Bastani ne comprend rien au stalinisme[16]. Tout d’abord, il le considère comme une conséquence inévitable de l’absence de conditions technologiques pour atteindre le communisme, essentiellement parce que la Troisième Rupture n’avait pas encore commencé. Deuxièmement, s’il considère qu’un régime « extrêmement hiérarchique » a été instauré en URSS, il soutient que sa seule existence était une conquête pour la classe ouvrière et les secteurs opprimés. En d’autres termes, il ne comprend pas que le stalinisme était un appareil contre-révolutionnaire qui, à partir des années 1920, a fonctionné comme organisateur des défaites de plusieurs révolutions qui auraient pu changer l’histoire mondiale (comme la révolution espagnole ou la révolution chinoise, pour ne citer que deux exemples), tout en relançant de nouvelles formes d’exploitation du travail et de spoliation de la nature, dont l’aboutissement final a été la réabsorption du capitalisme par l’URSS et les autres États bureaucratiques d’Europe de l’Est.
En résumé, son écomodernisme combine un optimisme technologique avec un fatalisme historique inébranlable, dans lequel la lutte des classes et les êtres humains n’ont pas grand-chose à faire pour transformer la réalité, si ce n’est attendre patiemment que les conditions technologiques deviennent propices à la réalisation de leurs rêves d’émancipation sociale.
Ce qui précède est directement lié à la deuxième limite stratégique du CLTA : il manque un sujet social, car la classe ouvrière n’apparaît pas comme un agent capable de réorganiser la production et la consommation (MERCATANTE, 2023)[17]. La technologie et l’information deviennent des substituts d’une classe ouvrière qui devient un élément passif dans la transition vers le socialisme, car tout le processus sera dominé par les délices de l’automatisation que procurera la Troisième Rupture. De plus, Bastani postule un « populisme du luxe » pour rendre viable le CLTA, dont le sujet politique est l’individu et son bien-être personnel :
« (…) les avantages sociaux plus larges du changement vers le communisme totalement automatisé doivent être considérés comme un parallèle à l’épanouissement à l’échelle personnelle plutôt que comme un sacrifice au nom d’un bien supérieur. C’est la politique du gourou du développement personnel – insérée dans un programme plus large de transformation politique : vous ne pourrez vivre votre meilleure vie que sous le CLTA, alors battez-vous pour cela et refusez le joug d’un système économique qui appartient au passé » (BASTANI, 2022, p. 212).
En d’autres termes, Bastani ne mise pas sur la classe ouvrière comme sujet social de la révolution communiste ; au contraire, il fonde le CLTA sur les individu·es et au détriment de toute perspective d’émancipation collective.
Sous le stalinisme, l’individualité a été écrasée au nom du soi-disant « bien-être collectif ». De plus, une formulation qui servait de couverture idéologique pour « justifier » la coercition politique et la relance de nouvelles formes d’exploitation du travail au profit de la bureaucratie au pouvoir. Mais le rejet de l’expérience stalinienne ne doit pas nous faire tomber dans l’erreur inverse, c’est-à-dire encourager un individualisme déconnecté de la lutte collective et de la construction de relations de solidarité.
Notre courant ne revendique ni l’individualisme dans sa forme bourgeoise réduite, ni la dissolution de l’individualité dans la masse anonyme. Au contraire, nous optons pour le développement maximal du processus de développement de soi, qui renvoie à :
« (…) la reconnaissance de la personnalité propre qui s’est opérée historiquement au fur et à mesure du développement des forces productives, et le dépassement de la subordination automatique et indivise, spontanée, des personnes dans la communauté ancestrale (…) La voie du « retour » aux relations communautaires et coopératives comme opposées à l’individualisme bourgeois et à la guerre de tous contre tous, doit contenir, et contient en fait chez Marx, le libre développement de chacun comme mesure du développement de tous. C’est-à-dire le dépassement de la vision communiste vulgaire où la personne ne vaut rien » (SÁENZ, 2024, p. 153-154).
De même, il est problématique que Bastani ne remette pas en question les effets de la consommation exacerbée sous le capitalisme ; au contraire, il établit que l’accès au luxe sera l’un des principaux critères qui régiront le CLTA, dans lequel « nous mènerons une vie équivalente – si nous le souhaitons – à celle des milliardaires d’aujourd’hui » (BASTANI, 2022, p. 215).
Nous ne sommes pas d’accord avec cette approche. Il est irrationnel de présenter le mode de vie des magnats comme un modèle à suivre dans une société communiste. Selon un récent rapport d’Oxfam intitulé La mort par inégalité des émissions de carbone (2024), les 10 % les plus riches de la population mondiale sont responsables de la moitié des émissions mondiales de gaz à effet de serre et seulement 1 % des magnats les plus riches génèrent 16 % des émissions mondiales, soit plus que les deux tiers les plus pauvres de la population mondiale. Généraliser ces modes de vie à l’ensemble de la population mondiale impliquerait d’augmenter la consommation de ressources minérales et d’énergie à des niveaux insoutenables à court terme : si l’humanité émettait autant de carbone que les 50 personnes les plus riches, le budget carbone de la planète serait épuisé en moins de deux jours ![18]
Face à ce type de questions, les écomodernistes affirment que les effets néfastes de la consommation excessive peuvent être inversés grâce aux « énergies propres » (qui ne sont pas si « vertes » car elles nécessitent des minéraux pour leur stockage) ou à l’agriculture cellulaire pour produire de la viande sans animaux. Ainsi, toutes les limites naturelles (ou spatiales) de la planète peuvent être franchies grâce à l’automatisation de la troisième rupture et, par conséquent, il n’y a pas lieu de s’inquiéter de la rupture métabolique entre la nature et les êtres humains.
Sur ce point, nous sommes plutôt d’accord avec l’abondance radicale proposée par Saitō qui, comme nous l’avons expliqué dans la section précédente, consiste à réorienter l’appareil productif vers la création de valeurs d’usage et non de marchandises, ce qui devrait se traduire par une meilleure utilisation de l’énergie et des ressources naturelles, tout en améliorant considérablement les conditions de vie de la population.
Enfin, l’écomodernisme présente une stratégie par étapes. Selon Bastani, la troisième rupture est un processus en cours ; toutefois, il faudra plusieurs décennies avant qu’il ne se développe pleinement. C’est pourquoi le CLTA est un objectif à long terme et, dans l’immédiat, la tâche consiste à « commencer là où nous en sommes, en rompant avec le néolibéralisme et en construisant des alternatives viables » (BASTANI, 2022, p. 229), dans le but de recréer l’État capitaliste dans un sens anti-néolibéral. En d’autres termes, il mise sur la reconstruction d’une nouvelle forme d’État bourgeois réformiste ou anti-néolibéral qui, à partir du développement technologique favorisé par la Troisième Rupture, se dissoudra comme par magie sans qu’il soit nécessaire que la classe ouvrière prenne le pouvoir par une insurrection (ce qui serait un « coup d’État illibéral ») et que l’humanité avancera vers un communisme de luxe totalement automatisé.
En résumé, l’écomodernisme est un courant caractérisé par un optimisme technologique et une défense acritique de la modernité, qui le conduit à une « foi prométhéenne » faisant du développement technologique la principale force de transformation de la réalité. Pour cette raison, le CLTA est dépourvu de sujet social, car la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière est déterminée par un fatalisme historico-technologique.
Malgré cela, nous reprenons de manière critique certains éléments proposés par le CTLA. Tout d’abord, il est nécessaire de développer les forces productives (dans un sens global et non de manière unilatérale et technocratique) afin de créer les bases matérielles qui permettront l’émancipation de la classe ouvrière dans le communisme. Ce développement doit être régi par une planification démocratique et sous contrôle ouvrier, afin de déterminer ce qui est produit, comment cela est produit et qui organise la production/consommation sociale, un aspect qui échappe au champ de vision de l’écomodernisme.
De même, la position de Bastani contre le réalisme capitaliste et son appel à renouer avec « l’imagination collective » pour penser un monde post-capitaliste sont suggestifs. Depuis notre courant, nous revendiquons la dimension utopique comme partie intégrante de la lutte révolutionnaire, car il est nécessaire de dépasser l’étroitesse de la lutte contre les misères quotidiennes et de penser/anticiper un monde nouveau (SÁENZ, 2024).
La planification démocratique
Enfin, nous analyserons la planification démocratique proposée par Michael Löwy. Cet auteur est une référence de la première génération d’écosocialistes et, en outre, un militant historique du courant mandéliste regroupé au sein du Secrétariat unifié (SU). De ce fait, il présente une particularité par rapport à Saitō ou Bastani, car son élaboration théorique est liée à son militantisme politique, principalement au Brésil, où il entretient des liens historiques avec le MST et avec des tendances internes du Parti socialisme et liberté (PSOL) affiliées au mandélisme.
Comme nous l’avons déjà souligné, les fondateurs de l’écosocialisme ont accusé Marx et Engels d’avoir un parti pris prométhéen ou productiviste. Bien qu’avec quelques nuances et réserves méthodologiques, Löwy ne s’est pas totalement distancié de cette approche. Il a par exemple défini l’écosocialisme comme un courant de pensée qui « s’approprie les connaissances fondamentales du marxisme, tout en se libérant de ses scories productivistes » (LÖWY, 2011c, p. 29). De même, il considère que l’œuvre de Marx est traversée par une contradiction interne entre un « credo productiviste » dans plusieurs de ses textes canoniques et l’intuition que le progrès peut entraîner une destruction irréversible de la nature (LÖWY, 2011b).
Partant de ces prémisses, il soutient que le « talon d’Achille » de Marx et Engels réside dans leur vision acritique des forces productives capitalistes, car ils considéraient qu’il suffisait de « les socialiser, en remplaçant leur appropriation privée par une appropriation collective, de sorte à les orienter illimitément au profit des travailleurs » (LÖWY, 2011b, p. 74). Face à cela, l’écosocialisme aurait le mérite d’avoir brisé la « thèse de la neutralité des forces productives » au cours des dernières décennies du XXe siècle (LÖWY, 2011a, p. 43).
Nous sommes en désaccord avec cette interprétation de Löwy. Nous la qualifions même d’anachronique, unilatérale et méthodologiquement incorrecte de l’œuvre de Marx et Engels.
Tout d’abord, elle est anachronique car, dans la seconde moitié du XIXe siècle, le développement matériel était faible à l’échelle internationale, de sorte que parmi les principaux représentants de la pensée radicale de l’époque prévalait l’idée qu’il y avait beaucoup d’espace pour développer « sans limite » la production. Pour replacer les choses dans leur contexte historique, il suffit de souligner que, dans les 150 ans qui se sont écoulés entre la naissance d’Engels (1820) et l’émergence du mouvement écologiste moderne (1970), la production manufacturière mondiale a été multipliée par 1 730 (FOSTER, 2020). Il est donc erroné de qualifier les fondateurs du communisme scientifique de productivistes, car à leur époque, le développement des forces productives était globalement insuffisant pour émanciper l’humanité tout entière du travail aliéné et de l’exploitation capitaliste.
Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue le contexte politique dans lequel Marx et Engels ont développé leur œuvre. Ce n’est pas un hasard s’ils ont consacré le troisième chapitre du Manifeste communiste à débattre des différentes variantes du socialisme utopique et s’ils ont ensuite engagé une lutte théorique et politique acharnée contre l’anarchisme au sein de la Ière Internationale[19].
Pour cette raison, il est compréhensible qu’ils aient mis autant l’accent sur le développement des forces productives comme condition matérielle préalable à la construction du socialisme. Ils avaient besoin de donner une base scientifique à leur projet communiste, par opposition aux formulations socialisme utopique et de l’anarchisme. Ici nous évoquons des propositions historiquement régressives, telles que le retour à des formes de production pré-capitalistes ou la constitution de petites communes autosuffisantes.
À cet égard, une lettre écrite par Engels à José Bloch en septembre 1890 est très instructive. Il s’y démarque du déterminisme économique qui prédominait déjà parmi de nombreux communistes de l’époque. Pour ces derniers le facteur économique était le seul à expliquer le mouvement historique et à influencer la lutte des classes. Plus important encore, il soutient que Marx et lui-même ont une part de responsabilité dans la diffusion de cette interprétation « vide, abstraite, absurde » de la conception matérialiste de l’histoire, car, face « aux adversaires, nous devions souligner ce principe cardinal qui était nié [il s’agit de placer la production et la reproduction de la vie réelle comme base pour comprendre les relations sociales, VA ], et nous n’avions pas toujours le temps, l’espace et l’occasion de donner toute l’importance qu’ils méritaient aux autres facteurs qui interviennent dans le jeu des actions et des réactions » (ENGELS, 1890).
Deuxièmement, il s’agit d’une interprétation unilatérale. Selon Bellamy Foster, tant pour Marx que pour Engels, le développement des forces productives ne se limitait pas à la technique, mais englobait également les êtres humains qui, dans leur vision, constituaient l’instrument ou la force productive la plus importante. Ainsi, leur appel à développer les forces productives visait à élargir les compétences et les capacités productives de l’humanité dans son ensemble, afin de disposer d’une base matérielle permettant de construire une société socialiste, égalitaire et durable sur le plan humain (FOSTER, 2020).
Par exemple, dans les Manuscrits économiques et philosophiques de 1844 (ou Cahiers de Paris, comme les a récemment appelés Kōhei Saitō), Marx décrit la relation profonde entre les êtres humains et la nature, tout en critiquant vivement la dégradation humaine des travailleurs et des travailleuses due à l’exploitation capitaliste :
« Tout comme les plantes, les animaux, les minéraux, l’air, la lumière, etc., sont, en théorie, une partie de la conscience humaine, en partie en tant qu’objets de la science naturelle, en partie en tant qu’objets de l’art – leur nature inorganique spirituelle, leurs moyens spirituels de vie, que l’homme doit se charger de préparer pour en profiter et les assimiler –, ils constituent également, dans la pratique, une partie de la vie et de l’activité de l’homme (…) L’universalité de l’homme se révèle de manière pratique précisément dans l’universalité qui fait de toute la nature son corps organique, en tant qu’elle est à la fois 1) un moyen direct de vie et 2) la matière, l’objet et l’instrument de son activité vitale. La nature est le corps inorganique de l’homme (…) Que l’homme vive de la nature signifie que la nature est son corps, avec lequel il doit se maintenir dans un processus constant pour ne pas mourir. L’affirmation selon laquelle la vie physique et spirituelle de l’homme est enracinée dans la nature n’a pas plus de sens que celle selon laquelle la nature est enracinée en elle-même, puisque l’homme fait partie de la nature » (MARX, 1968, p. 80).
Nous nous excusons pour la longueur de la citation, mais nous avons jugé nécessaire de la reproduire dans son intégralité, car elle ne laisse aucun doute sur la sensibilité à la nature dont Marx faisait déjà preuve dans l’un de ses textes de jeunesse, à laquelle il fait référence comme le « corps inorganique » des êtres humains et avec laquelle nous sommes dans un « processus constant » parce que nous en faisons partie. Cette idée fait écho au concept de « rupture métabolique » qui, comme nous l’avons déjà mentionné, sera développé par Marx dans Le Capital après avoir étudié les recherches du chimiste allemand Justus von Leibig[20].
Plus important encore, dans ces manuscrits, Marx dénonce le fait que, sous le capitalisme, le travailleur est « dégradé, spirituellement et physiquement, au rôle d’une machine et transformé d’un être humain en une activité abstraite et un ventre » ; il ajoute plus loin que la logique mesquine qui pousse l’économie politique et la société bourgeoise à atteindre le « maximum d’enrichissement de la société » à partir du travail excessif, équivaut à la « misère stationnaire des ouvriers ». Face à cette contradiction, il finit par se demander « Quel sens cela a-t-il, dans le développement de l’humanité, de réduire ainsi la majeure partie de l’humanité à un travail abstrait ? » (MARX, 1968, p. 18 et 22).
Ce raisonnement va à l’encontre du productivisme ou d’une glorification unilatérale des forces productives. Marx s’oppose à la volonté de la société bourgeoise d’accroître au maximum la richesse au détriment de la majeure partie de l’humanité, car « à mesure que le monde des choses se valorise, le monde des hommes se dévalorise, en proportion directe » (MARX, 1968, p. 75). Le travail est réduit par le capital à une action purement lucrative, annulant son caractère d’activité vitale constitutive de l’être humain. Ainsi, l’acte de production devient une action externe ou imposée aux travailleur·euses, qui ne se sentent « libres » que lorsqu’iels ne travaillent pas. En conséquence, la puissance procréatrice qui émane de leurs muscles et de leur esprit agit en même temps comme une force qui castre leur humanité et leur vie personnelle.
En raison de ce qui précède, poursuit Marx, dans le capitalisme, les êtres humains qui travaillent sont aliénés par les objets qu’ils produisent. Ces derniers sont accaparés par ceux qui ne produisent pas (les capitalistes) ; et, simultanément, ils sont auto-aliénés d’eux-mêmes et de leur relation avec la nature, car ils sont contraints de produire et de transformer le monde extérieur sensible selon des critères et des conditions qui répondent à des intérêts étrangers, c’est-à-dire ceux des capitalistes.
Il est surprenant que Löwy ne fasse pas référence à ces positions exposées par Marx dès sa jeunesse. Au contraire, dans un article récent, il affirme qu’avant Le Capital (publié en 1867), ses textes contiennent « une évaluation assez peu critique du « progrès » capitaliste – une attitude souvent décrite par le terme mythologique vague de « prométhéisme » (LÖWY, 2024). Pour justifier cet argument, il recourt à des phrases isolées tirées d’autres livres de Marx ; par exemple, il renvoie au Manifeste communiste (1848), où est célébrée la « soumission des forces de la nature à l’homme » et le « défrichement de continents entiers pour la culture » ; ou aux Grundrisse (1857-58), pour leur exaltation de la « mission civilisatrice » du capitalisme au niveau international.
Cette technique consistant à émincer la théorie marxiste est une grave erreur. S’agissant de l’un des plus grands penseurs de l’histoire, c’est une erreur d’aborder son œuvre (et celle d’Engels) à partir de phrases isolées présentes dans certains de ses textes « canoniques ». Son œuvre comprend une infinité d’articles, de livres, de lettres et de carnets de notes qu’il a écrits au cours de quatre décennies, durant lesquelles ont eu lieu de profondes transformations sociales, économiques et politiques qui ont inévitablement influencé sa vision du monde. De même, on ne peut ignorer le caractère politique et militant qui traverse ses élaborations théoriques, ce qui explique qu’elles aient été tendues par les débats qui ont eu lieu à leurs époques respectives[21].
À cet égard, les critères méthodologiques énoncés par Kevin B. Anderson dans son livre Marx aux antipodes (Marx nas margens, 2019) sont très suggestifs. Dans cet ouvrage, il soutient que bon nombre des prétendus « changements » dans la pensée de Marx n’étaient en réalité que de simples accents ou ajustements thématiques concrets. Certes, Marx a modifié certaines de ses positions au fil du temps (par exemple, sur la situation coloniale ou sa vision multilinéaire de l’histoire). Cependant, ces changements s’inscrivent dans une vision critique et unitaire du monde, dont les concepts théoriques de base (notion de dialectique, fétichisme et aliénation, concept de capital et d’exploitation du travail) ont été élaborés de manière cohérente depuis les années 1840. C’est pourquoi, conclut Anderson, il est absurde de suggérer des « coupures épistémologiques » dans la pensée de Marx, à la manière du marxisme structuraliste de Louis Althusser (ou comme le répète Saitō aujourd’hui).
Il convient donc de procéder à une lecture globale de son œuvre afin d’en saisir les développements théoriques et programmatiques ainsi que les tendances émancipatrices latentes dans sa pensée, en sachant distinguer les changements de fond des accents thématiques. Pour ce faire, il est nécessaire d’étudier l’œuvre de Marx dans son ensemble et de ne pas se limiter à ses textes « canoniques » ; cela est d’autant plus vrai après les avancées remarquables réalisées par plusieurs chercheurs de la MEGA² au cours des dernières décennies, qui mettent en évidence l’immensité de l’univers intellectuel de Marx, dont une grande partie n’a pas encore été étudiée ni publiée.
D’autre part, il faut reconnaître que Löwy a ajusté ses caractérisations dans la dernière période. Dans l’article « De Karl Marx à l’écomarxisme » (2024), il reconnaît la contribution théorique de Bellamy Foster, qu’il qualifie de « pionnier dans la redécouverte de la dimension écologique chez Marx et Engels » et lui attribue en outre la création d’une « école autour de la rupture métabolique » qui a contribué à dépasser « l’image quelque peu caricaturale d’un Marx « prométhéen », productiviste, indifférent aux défis environnementaux, véhiculée par certains écologistes ».
Il reconnaît également bon nombre des contributions théoriques de Kōhei Saitō, mais le critique également parce que ce dernier affirme que, pour Marx, la « non-durabilité environnementale du capitalisme est la contradiction du système ». Löwy réfute cet argument avec justesse, affirmant qu’une telle position ne se trouve pas dans l’œuvre de Marx pour une raison simple, à savoir que « l’insoutenabilité écologique du système capitaliste n’était pas une question décisive au XIXe siècle comme elle l’est aujourd’hui : ou plutôt, depuis 1945, lorsque la planète est entrée dans une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène ».
Nous sommes d’accord avec les deux remarques de Löwy. Mais il est frappant qu’il ne fasse pas d’autocritique, car, bien que nuancé, il faisait partie de ce groupe d’écologistes qui dénonçaient le marxisme pour son soutien aux « scories productivistes ». De même, la critique qu’il adresse à Saitō peut être utilisée pour réfuter nombre de ses postulats antérieurs ; par exemple, sa critique de Marx et Engels pour leur prétendu « credo productiviste » et leur vision « acritique » des forces productives (remarques que nous ne partageons pas, comme nous l’avons expliqué précédemment) perd tout son sens.
Mais le point le plus marquant de cet article est sa discussion sur la planification démocratique de l’économie, qu’il présente comme le seul moyen de mettre fin à la logique productiviste et écocide du capitalisme. Reprenant les analyses de Marx dans la Contribution à la critique de l’économie politique (1859), il affirme que la production produit la consommation, et que ces deux pôles sont donc intimement liés.
Par conséquent, la seule façon de mettre fin au gaspillage des ressources et à la destruction de la nature est de planifier démocratiquement la production sociale, en l’orientant vers la création de valeurs d’usage et non de valeurs d’échange. Il ne s’agit pas de polémiquer dans l’abstrait sur la « consommation excessive », nous dit Löwy, mais de déterminer socialement le type de consommation que l’on souhaite développer pour satisfaire les besoins matériels de l’humanité et, en même temps, rétablir l’équilibre métabolique avec la nature.
Ce n’est qu’ainsi qu’il sera possible d’établir la primauté de l’être sur l’avoir. Selon les critères consuméristes capitalistes, c’est la possession qui prime, et non l’usage. La vie des biens matériels passe avant la vie des êtres humains, configurant une existence aliénée aux effets néfastes sur la nature, car elle repose sur une logique destructrice des équilibres écologiques de la planète. Dans le capitalisme, il prévaut un « impératif d’accumulation », une sorte de « religion séculière » dont la dynamique est l’accumulation pour l’accumulation, de sorte que la production ne connaît ni trêve ni pitié pour satisfaire les besoins du marché, donnant lieu à un « mouvement perpétuel de croissance » (LÖWY, 2024).
C’est pourquoi, poursuit Löwy, choisir l’être plutôt que l’avoir marchand est une étape nécessaire pour construire une autre culture socialiste/écologique en rupture avec la civilisation capitaliste moderne, dans la perspective de construire une humanité plus intégrale, c’est-à-dire non aliénée :
« Pour Marx, l’ouvrier, comme tous les êtres humains, a besoin d’aller au théâtre, au cabaret, de lire des livres, de s’instruire, de se divertir ; III. L’activité humaine : penser, aimer, théoriser, chanter, parler, faire de l’escrime… Cette liste est fascinante par sa diversité, son caractère à la fois sérieux et ludique, et par le fait qu’elle inclut à la fois l’essentiel – penser, aimer, parler – et le « luxe » : chanter, théoriser, pratiquer l’escrime… Tous ces exemples ont en commun leur caractère actif : ici, l’individu n’est plus un consommateur mais un acteur » (LÖWY, 2024).
Dans Écosocialisme et planification démocratique (2011a, p. 46), Löwy soutient que, dans une économie socialiste planifiée, la production de biens et de services « répond au critère de la valeur d’usage, ce qui a des conséquences sur les plans économique, social et écologique ». En outre, il insiste sur le caractère démocratique que doit revêtir la planification, englobant les producteurs et les consommateurs, la population productive et « non » productive, afin de dépasser la logique quantitative de la croissance – positive ou négative – et d’orienter la production à partir de critères qualitatifs.
Ce qui précède est d’une importance capitale pour débattre avec l’écomodernisme et le communisme décroissant, étant donné que ces deux courants se polarisent autour du plus et du moins de la production. La planification démocratique, au contraire, rompt avec cette dichotomie et se place sur un autre terrain, car elle met l’accent sur la lutte pour un temps libre avec une qualité de vie pour l’ensemble de l’humanité. En d’autres termes, l’objectif n’est pas la production pour la production, mais la garantie d’une abondance de valeurs d’usage permettant de satisfaire les besoins matériels de la société tout en permettant le plein épanouissement des potentialités humaines en équilibre avec la nature.
Selon Lowy, l’idée de planification démocratique était latente dans l’œuvre de Marx, en particulier dans le troisième tome de Le Capital. Marx y affirme que la vie sociale se compose de deux domaines. Tout d’abord, le « royaume de la nécessité », qui « correspond à la « sphère de la production matérielle » et donc au travail « déterminé par la nécessité et des fins extérieures » (LÖWY, 2024). À côté de celui-ci se trouve le « royaume de la liberté », dont l’essence est l’émancipation de l’être humain socialisé par rapport aux forces aveugles de l’économie (le marché, l’accumulation du capital et le fétichisme de la marchandise) par le biais d’une régulation consciente et collective de son métabolisme avec la nature.
Pour ne laisser aucune place au doute, voyons comment Marx aborde ce sujet dans ses propres mots :
« Le royaume de la liberté commence là où s’achève le travail déterminé par la nécessité et les fins extérieures : par la nature même des choses, il se situe en dehors de la sphère de la production matérielle (…) La liberté dans ce domaine ne peut consister qu’en ceci : l’être humain socialisé (vergesellschafte Mensch), les producteurs associés, régulent rationnellement leur métabolisme (Stoffwechsel) avec la nature, en le soumettant à leur contrôle collectif, au lieu d’être dominés par lui comme par une force aveugle ; ils le font avec le moins d’efforts possible, dans les conditions les plus dignes de leur nature humaine et les plus adaptées à cette nature. Au-delà de ce domaine commence le développement des capacités de l’être humain, qui est en même temps sa fin, qui est le véritable domaine de la liberté, mais qui ne peut s’étendre qu’en s’appuyant sur ce domaine de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale » (MARX apud LÖWY, 2024).
Comme le souligne Marx, le temps libre est la clé qui ouvre les portes du royaume de la liberté et du royaume de l’être sur l’avoir. La planification socialiste démocratique est donc fondamentale pour concrétiser le passage entre ces deux royaumes, car c’est la seule façon d’orienter l’appareil productif vers le bien commun de l’humanité et en équilibre avec la nature.
Sur ce point, nous sommes d’accord avec Löwy. Mais nous sommes en désaccord avec son approche unilatérale et romantique des forces productives, qui lui fait perdre de vue qu’il existe une relation dialectique entre le royaume de la nécessité et le royaume de la liberté : il ne peut y avoir de conquête du « droit au loisir » sans la conquête du « droit au pain », c’est-à-dire que la liberté nécessite des bases matérielles pour garantir les valeurs d’usage qui libèrent l’humanité du travail déterminé par la nécessité. En résumé, il existe entre ces deux royaumes deux « médiations » et non une seule comme le suggère Löwy : 1) la planification socialiste démocratique pour orienter collectivement la production et la consommation et 2) le développement universel des forces productives (au sens intégral et non technocratique) pour doter la liberté de bases matérielles.
Roberto Sáenz expose une prémisse similaire dans Le marxisme et la transition socialiste (El marxismo y la transición socialista), où il note que
« Sans un développement des forces productives permettant de dépasser l’horizon des besoins – sans perdre de vue les relations métaboliques saines avec la nature, question que le stalinisme a écartée –, au milieu de la lutte de tous contre tous pour la misère existante – même si celle-ci n’est pas mécanique –, il est impossible de transformer de manière conséquente les relations sociales de production et de donner un contenu réel aux nouvelles formes de propriété. Ce contenu doit s’exprimer par une réduction tendancielle des inégalités économiques et sociales et par une augmentation du niveau de vie de l’ensemble des exploités et des opprimés, ce qui suppose la réduction du temps de travail et l’augmentation du temps libre, ainsi que la socialisation des tâches familiales pour permettre l’émancipation des femmes et le libre développement de la sexualité. » (SÁENZ, 2024, p. 189-190)[22].
D’autre part, notons que Löwy fonde ses thèses écosocialistes sur une analyse critique anticapitaliste, mais qu’il n’en va pas de même en ce qui concerne le stalinisme, dont il ne dit rien ou presque. En réalité, il se contente de le dénoncer parce que, tout comme la social-démocratie, il a accepté « le modèle de production existant » et est donc devenu une forme de « productivisme autoritaire ou collectiviste – ou capitalisme d’État » (LÖWY, 2011a, p. 42). Il conclut en outre que l’échec de l’Union soviétique a montré « les limites et les contradictions d’une planification bureaucratique, dont l’inefficacité et le caractère arbitraire ont précipité la chute du régime » (LÖWY, 2011a, p. 45).
Ce qui précède témoigne d’une approche très superficielle du stalinisme et des raisons qui ont conduit au développement du productivisme bureaucratique[23]. Son origine n’est pas le simple résultat d’une « acceptation » du modèle de production existant, mais représente au contraire quelque chose de beaucoup plus profond : la relance de nouvelles formes d’exploitation du travail au profit d’une accumulation bureaucratique qui a détruit les bases ouvrières de l’État soviétique et bloqué la transition vers le socialisme. Ne pas rendre compte de cela est une erreur théorique et une erreur politique, car cela ne prépare pas les nouvelles générations à la lutte pour la mise à jour du socialisme révolutionnaire au XXIe siècle, qui inclut la lutte contre la crise écologique déclenchée par le productivisme capitaliste et, ajoutons-nous, avec la complicité du productivisme bureaucratique stalinien pendant une grande partie du XXe siècle.
Enfin, et ce n’est pas le moins important, il y a la vulgarisation de la planification démocratique opérée par Löwy lorsqu’il passe du plan théorique à celui de la politique concrète. Il semble que la radicalité de son élaboration théorique s’effondre lorsqu’il tente de traduire sa proposition en mesures concrètes. Par exemple, il présente comme un excellent exemple de « planification par le bas » l’expérience menée par le Parti des travailleurs (PT) à Porto Alegre, au Brésil, où des assemblées locales décidaient des priorités d’investissement d’une partie des ressources de la ville. Ce que Löwy cache, c’est que cette gestion n’avait rien d’anticapitaliste ; il s’agissait tout au plus d’une mesure réformiste limitée appliquée par le haut (c’est-à-dire institutionnalisée) dans le cadre d’un État bourgeois qui, comme il le reconnaît lui-même, a abouti à la défaite de la « gauche » aux élections municipales de 2002[24].
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[1] Même si, comme nous le verrons plus loin, dans le cas du stalinisme, ce productivisme n’avait même pas pour but d’augmenter la consommation de la classe ouvrière, mais était régi par une logique d’accumulation bureaucratique au service des intérêts de l’État, laissant de côté le développement de l’industrie des biens de consommation pour favoriser l’industrie lourde et militaire.
[2] Par exemple, Michael Löwy est une figure de proue de la première génération écosocialiste qui a qualifié Marx de productiviste et, bien que nous ne soyons pas d’accord avec cette caractérisation, nous partageons son plaidoyer en faveur d’une planification démocratique pour garantir une transition vers un socialisme écologiquement durable (Löwy, 2011). D’autre part, nous avons beaucoup d’affinités théoriques avec Foster et sa reprise de la notion de « rupture métabolique » chez Marx, mais nous ne partageons pas son approche superficielle de la politique (anti)écologique du stalinisme, qui va jusqu’à défendre le « Grand Plan stalinien pour la transformation de la nature » de 1948 (FOSTER, 2020). Nous pouvons dire quelque chose de similaire à propos de Kōhei Saitō qui, malgré sa recherche approfondie des textes de Marx rassemblés dans le projet MEGA II, propose comme alternative le « communisme décroissant » et revendique programmatiquement des « solutions » réformistes locales ; par exemple, il loue les « villes sans peur » européennes avec leurs mesures environnementales « anti-néolibérales » (SAITŌ, 2022). En outre, il arrive à des conclusions théoriques que nous considérons erronées, comme son affirmation selon laquelle le Marx « mûr » a rompu avec la philosophie – une « coupure épistémologique » d’inspiration althussérienne – et s’est consacré à l’étude de l’économie (SAITŌ, 2021).
[3] Selon Lukács, c’est Hegel qui a découvert que le travail était l’activité fondamentale de l’humanité, à travers laquelle elle entrait en relation avec la nature et se construisait elle-même. Cette conclusion a été tirée de ses études d’économie politique (principalement des œuvres d’Adam Smith) pendant son séjour à Francfort (1797-1800). (LUCÁKS, 2018).
[4] Toutes les traductions des citations du portugais, de l’anglais et du français vers l’espagnol sont les nôtres.
[5] Un exemple contemporain de transfert spatial est la production de voitures électriques, qui gagnent de plus en plus de terrain dans les pays impérialistes. Elles sont présentées comme écologiquement durables car elles n’utilisent pas de combustibles fossiles, mais elles nécessitent des batteries au lithium pour fonctionner, un minerai extrait dans des zones périphériques à un coût environnemental très élevé. C’est l’une des nombreuses « astuces comptables environnementales » qui caractérisent le capitalisme vert : les chiffres sont maquillés pour embellir l’impact environnemental. De plus, il convient de rappeler que l’accès au lithium était l’une des raisons pour lesquelles Elon Musk a ouvertement justifié son soutien au coup d’État en Bolivie en 2019.
[6] L’armée américaine, par exemple, est le plus grand producteur de gaz à effet de serre au monde. Rien que dans les années 1990, l’appareil militaire américain a consommé plus d’énergie commerciale que les deux tiers des pays du monde. D’autre part, l’industrie militaire a pour objectif explicite de détruire, c’est-à-dire qu’elle « utilise les moyens de production capitalistes pour créer des forces de destruction toujours plus puissantes » (ANGUS, 2023, 185).
[7] Ajoutons que l’impérialisme américain a mené une guerre contre le syndicalisme indépendant de son pays. En 1945-1946, cinq grèves massives ont eu lieu sous la pression des bases ouvrières contre les conditions de travail épouvantables et le coût élevé de la vie. Ce fut une vague de grèves historiques qui toucha General Motors et des secteurs tels que les abattoirs, la sidérurgie, les chemins de fer et les compagnies d’électricité. Cela provoqua une forte réaction de l’État et du patronat, qui cherchaient à vaincre les grèves, à sanctionner les dirigeants indépendants et à placer à la tête des syndicats des bureaucraties favorables à la conciliation. C’est ainsi qu’a été construite la « paix sociale » qui a stabilisé la situation interne des États-Unis, laissant le champ libre à l’impérialisme américain pour consolider sa position de nouvelle superpuissance mondiale (ANGUS, 2023).
[8] D’autre part, il est important de noter que la Grande Accélération a été provoquée par une petite minorité de l’humanité. Environ 80 % des émissions cumulées de CO2 depuis 1750 ont été produites par les pays riches, tandis que les pays pauvres n’ont contribué qu’à hauteur de 1 %. Cette donnée est intéressante et utile pour mettre en évidence les asymétries propres au système capitaliste, mais elle est également quelque peu unilatérale dans la mesure où elle présente le problème sous l’angle géopolitique optimal (le Nord contre le Sud global). C’est pourquoi nous choisissons toujours de compléter ces données par une évaluation politique, à savoir que les bourgeoisies impérialistes et leurs laquais dans les pays dominants sont les principaux responsables de la crise climatique actuelle, condamnant le reste des secteurs exploités et opprimés à vivre dans un monde en crise écologique (entre autres crises actuelles).
[9] Chaque fois que nous lisons Saitō, nous avons la même impression : même si nous ne sommes pas d’accord avec toutes ses idées, nous trouvons qu’il est un auteur très stimulant lorsqu’il approfondit l’œuvre de Marx d’un point de vue écologique, mais qu’il devient assez faible lorsqu’il propose son projet décroissant. En ce sens, son statut d’intellectuel non militant entrave sa pensée. Autrement il serait beaucoup plus prudent lorsqu’il s’agit de transformer des hypothèses théoriques en conclusions irréfutables ; une méthode qui peut être utile dans le monde universitaire, mais qui s’avère inefficace lorsqu’il s’agit du marxisme révolutionnaire. De plus, sa pensée manque de densité historique , Saito navigue dans un océan de catégories abstraites et sa lecture de Marx n’est pas étayée par l’expérience de la lutte des classes. Il ne fait aucun doute que pour relancer le socialisme révolutionnaire au XXIe siècle, il est nécessaire de revenir à Marx, mais c’est un voyage intellectuel qui nécessite de faire escale au XXe siècle pour assimiler l’expérience contre-révolutionnaire du stalinisme. À cet égard, nous suggérons la lecture du livre El marxismo y la transición socialista (Le marxisme et la transition socialiste) de Roberto Sáenz, dans lequel il développe un riche dialogue entre l’expérience du XXe siècle et l’œuvre de Marx, Hegel et un large éventail de philosophes marxistes et non marxistes, sans perdre son ancrage dans l’expérience concrète de la lutte des classes.
[10] Prenons l’exemple des usines autogérées en Argentine. Nées dans le sillage de la révolte populaire de 2001 (appelée « Argentinazo »), elles ont représenté un phénomène progressiste d’une partie de l’avant-garde ouvrière qui a pris le contrôle des usines abandonnées ou fermées par leurs patrons. C’est pourquoi, dès le début, les gouvernements bourgeois en place (provinciaux ou fédéraux) ont tenté de les « punir » pour avoir remis en cause l’hégémonie patronale. Cette punition s’est traduite par le refus de leur accorder des crédits, afin de les étouffer économiquement et de les anéantir en tant qu’expériences indépendantes. Bien que plusieurs usines autogérées persistent encore, le rôle déterminant de l’État en tant que régulateur de l’économie générale est devenu évident, tout comme le fait que les coopératives ne sont pas des espaces libérés qui échappent à la logique économique du système. Depuis notre courant, outre notre soutien solidaire aux coopératives autogérées, nous insistons sur la nécessité d’avancer vers l’exigence de la nationalisation de ces entreprises sous contrôle ouvrier.
[11] Il suffit d’ailleurs de consulter les statistiques annuelles des militants écologistes assassinés pour s’opposer aux industries extractives.
[12] Par exemple, l’obsolescence programmée est une tactique capitaliste visant à obliger les consommateurs à acheter certains biens à intervalles réguliers. Un autre exemple est la surproduction d’emballages plastiques par les entreprises de boissons gazeuses, qui a des effets désastreux sur l’environnement, car il est pratiquement impossible de recycler les volumes d’emballages produits.
[13] Ils encouragent également l’utilisation indiscriminée de l’énergie nucléaire et relativisent ses dangers écologiques, arguant que les combustibles fossiles ont tué plus de personnes au cours de l’histoire. Par principe, nous ne sommes pas contre l’utilisation de l’énergie nucléaire et nous nous opposons à ce qu’elle soit monopolisée par les pays impérialistes, mais cela ne signifie pas que nous encourageons son utilisation, et encore moins que nous la considérons comme une alternative verte pour changer le modèle énergétique. Au contraire, elle représente un danger très élevé qui ne compense pas ses avantages à court terme : alors qu’une centrale nucléaire a une durée de vie de 40 ans (qui peut être prolongée de plusieurs décennies), ses déchets doivent être gérés sous des contrôles de sécurité stricts pendant 10 000 ans, une durée qui devient « éternelle » du point de vue des sociétés humaines.
[14] Nous ne sommes pas contre l’exploitation minière, car il est objectif que l’humanité a besoin de minéraux pour fabriquer une infinité de produits. Le problème sous le capitalisme est qu’elle est réalisée selon des critères de profit, ce qui conduit à un extractivisme hautement destructeur pour l’environnement. Dans le cas de Bastani, en ne tenant pas compte de la nécessité de rétablir l’équilibre métabolique entre les êtres humains et la nature, il se livre à une nouvelle forme de transfert spatial, c’est-à-dire qu’il postule que nous pouvons transférer dans l’espace extérieur les industries qui détruisent actuellement notre planète. Comme nous l’avons vu précédemment, c’est la logique de l’impérialisme écologique qui transfère les industries polluantes vers les pays coloniaux ou semi-coloniaux.
[15] La « première rupture » a eu lieu avec l’adoption de l’agriculture, tandis que la « deuxième rupture » s’est produite avec l’industrialisation.
[16] Ce trait commun entre l’écomodernisme et le communisme décroissant réaffirme l’importance d’approfondir le bilan du stalinisme pour relancer le socialisme révolutionnaire au XXIe siècle. L’absence d’un tel bilan peut conduire à l’exonération de ses crimes contre-révolutionnaires, comme le fait Bastani avec son fatalisme historique, ou bien à adopter des positions autonomistes rejetant son gestion autoritaire et verticale, comme le propose Saito avec son ode au municipalisme réformiste et à l’autogestion locale qui aboutit à un renoncement à la lutte pour le pouvoir. À cela s’ajoute le fait que les nouvelles générations ignorent le rôle contre-révolutionnaire joué par les bureaucraties staliniennes au siècle dernier et que, pour cette raison, dans certains pays, les partis communistes ou leurs héritiers se renforcent (c’est le cas au Brésil, où l’Unité populaire est actuellement le principal courant de gauche parmi la jeunesse, qui revendique ouvertement Staline pour sa « lutte » contre le fascisme). Il n’est donc pas surprenant que la grande majorité des courants trotskistes n’approfondissent pas le bilan du stalinisme et se contentent, au contraire, de répéter les textes de Trotsky sans apporter d’idée propre. L’incompréhension de cette tâche stratégique est apparue clairement dans une note récente de Juan Dal Masso, militant du PTS argentin, où il affirme que « l’intérêt des nouvelles générations pour le socialisme n’est pas nécessairement affecté par l’impact de l’expérience des soi-disant « socialismes réels » » (voir Trotsky, dans son siècle et le nôtre).
[17] Nous reprenons cette critique d’un texte d’Esteban Mercadante, militant du PTS-Fraction trotskiste. Bien que ses textes sur l’écologie témoignent d’une bonne maîtrise du sujet, cet auteur est victime de l’absence d’un bilan sérieux du stalinisme qui caractérise son courant. Par exemple, dans L’écologie de l’émancipation du travail, il reprend un biais classique de l’objectivisme qui caractérise le trotskisme depuis l’après-guerre : il affirme que « l’expropriation des expropriateurs » met fin à l’aliénation de la force de travail. Cette affirmation va à l’encontre de toute l’expérience du XXe siècle, car le stalinisme soviétique et d’autres États bureaucratiques où le capitalisme a été exproprié ont relancé de nouvelles formes d’exploitation du travail. L’expropriation de la bourgeoisie est une mesure anticapitaliste très progressiste, mais en l’absence d’une planification démocratique socialiste, elle ne permet pas la transition vers le socialisme, pour laquelle il est déterminant que la classe ouvrière exerce effectivement le pouvoir par le biais de ses organes de classe (partis, soviets, syndicats, etc.) et, de cette manière, puisse réorganiser la production et la consommation sociale dans la perspective de renverser la rupture métabolique. Dans les articles de Mercadante (et du PTS-FT), cet élément n’a aucune importance et, bien que dans certains cas, il fasse référence à la « planification socialiste » (voir Écologie et communisme), il s’agit d’une définition qui, dans le cadre de son élaboration, n’a aucune densité spécifique, car elle est considérée presque comme une dérivation mécanique ou objective de l’expropriation.
[18] La communauté scientifique a établi que, pour maintenir le réchauffement climatique en dessous de 1,5 °C, les émissions mondiales de CO2 ne peuvent dépasser 250 gigatonnes. Ce chiffre a été qualifié de « budget carbone » planétaire qui, si le rythme actuel des émissions se poursuit, sera épuisé en janvier 2029.
[19] Outre les socialistes utopistes et les anarchistes, Marx et Engels n’ont pas ménagé leurs efforts pour débattre avec les hégéliens de gauche dans leurs textes de jeunesse, une étape nécessaire pour construire leur propre identité théorique et politique. De même, l’œuvre majeure de Marx, Le Capital, est un débat avec les principaux représentants de l’économie politique bourgeoise (Smith, Ricardo, les physiocrates, etc.). En somme, l’œuvre de Marx est une œuvre théorique et militante
[20] Par « dialogue », nous entendons que le « jeune Marx » était conscient de la relation profonde entre les êtres humains et la nature, qu’il définissait comme notre « corps inorganique » avec lequel nous entretenions une relation/un processus constant. Cette position théorique et philosophique lui a permis d’assimiler au niveau social la notion de métabolisme formulée par le chimiste allemand Justus von Leibig.
[21] Il nous semble opportun de reprendre une remarque de Tony Cliff dans ses recherches sur Lénine, où il indique que le dirigeant bolchevique avait un style polémique qui consistait à « plier le bâton », c’est-à-dire à s’attaquer au maillon le plus faible de la chaîne à un moment donné, sur lequel il frappait comme avec un marteau pour gagner la lutte du moment et, une fois le problème surmonté, «bouger le bâton » vers une autre question pertinente dans la nouvelle situation. Cette méthode s’est avérée efficace pour surmonter les obstacles immédiats, mais Lénine a parfois admis avoir commis certains excès : « Nous sommes allés trop loin, nous avons trop bougé le bâton ». C’est pourquoi Cliff souligne que lorsque l’on cite Lénine sur des questions de tactique et d’organisation, il est nécessaire d’expliquer à quels problèmes concrets il était confronté à ce moment-là (CLIFF, 2011). On peut dire quelque chose de similaire dans le cas de Marx et Engels, dont l’œuvre est souvent jugée selon les critères positivistes et « objectifs » de l’université, c’est-à-dire par des intellectuels qui ne militent pas et ne comprennent rien à la lutte politique, et qui abordent les classiques du marxisme comme s’il s’agissait d’articles universitaires déconnectés de la lutte des classes (cela ne signifie pas nier sectairement leurs contributions théoriques, mais cela invite à prendre de la distance par rapport à leurs conclusions).
[22] Dans cet ouvrage, Sáenz développe une réflexion précieuse sur la relation entre l’égalité et la liberté, en soulignant que toutes deux renvoient à l’« aspiration séculaire à des relations égales et libres entre les personnes ; le dépassement des relations d’exploitation et d’oppression » (SÁENZ, 2024, p. 100). Par ailleurs, il analyse le processus d’individuation – c’est-à-dire la reconnaissance de sa propre personnalité – comme une conquête de l’humanité, fruit du développement des forces productives et du dépassement de la soumission automatique, indivise et spontanée des personnes à la communauté ancestrale.
[23] Décrire un phénomène n’est pas la même chose que l’interpréter de manière critique. Comme si cela ne suffisait pas, Löwy donne une description ambiguë du type d’État érigé par le stalinisme (collectivisme bureaucratique ou capitalisme d’État ?).
[24] D’autre part, il est surprenant qu’un cadre historique du mandélisme ne tire pas les conclusions de l’échec stratégique du SU avec sa politique de capitulation devant le lulisme pendant des décennies. Ce qui lui a fait perdre l’énorme majorité de son ancien courant dans le pays, totalement coopté par la logique institutionnelle de l’État bourgeois brésilien.