Les femmes gilets jaunes, le «travail sexuel» et le mouvement féministe français

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Flora Kessler

Depuis 2017, on a pu observer une renaissance de la lutte des femmes en France. En 2018, un mouvement de rue a ébranlé la « normalité » : les gilets jaunes. En effet, il a été le seul mouvement populaire ayant remporté des victoires depuis plus d’une décennie, dans lequel les femmes précaires de la classe ouvrière ont joué un rôle de premier plan.

 

Le Mouvement des femmes en France

Depuis les années 1970, les mobilisations des femmes en France ont pour but d’affirmer leur droit à disposer de leur propre corps. Par les grandes mobilisations de 1975, elles sont parvenues à faire voter la loi de dépénalisation de l’avortement. Ainsi, à chaque fois que le droit à l’avortement est attaqué, les femmes sortent et descendent dans la rue avec force. Une mobilisation majeure a eu lieu en 2014 en solidarité avec les espagnoles. Les années suivantes, des rassemblements ont eu lieu en solidarité avec les irlandaises et les polonaises, et aujourd’hui on se rassemble en soutien aux argentines qui luttent à leur tour pour le droit à l’avortement.

Dans les années 1970, les femmes se sont également mobilisées contre la violence, et ont obtenu la modification de la législation qui criminalise le viol. Elles ont mis en évidence le manque de logements à disposition des femmes qui veulent échapper à leur mari violent. Face à ce constat, elles sont parvenues à créer des associations ouvrant des abris pour les victimes. Ainsi, elles ont avancé dans la dénonciation des violences conjugales. [1]

L’arrivée à la présidence de Mitterrand en 1981 a eu pour effet de démobiliser le mouvement des femmes car il régnait dans la société l’illusion d’un temps de changements progressifs. Pourtant, la justice française reste toujours patriarcale. Le triomphe de la loi de 1980, qui reconnaît le viol comme tout acte de pénétration, crime passable de 15 ans d’emprisonnement, n’a pas changé le fait qu’encore ne 2020, 99% des victimes de viol n’obtiennent toujours pas justice.

Le 25 novembre 1995, une grande manifestation pour le droit des femmes a rassemblé quelques 40 000 personnes, à la surprise des organisateurs eux-mêmes. Plusieurs axes de revendication étaient exprimés dont le refus de la précarité du travail des femmes. Un second axe de lutte était de répondre à l’attaque des groupes anti-avortement, s’étant renforcés avec l’arrivée de Chirac au pouvoir. Cette journée était aussi la première de la grande grève des travailleurs des transports et d’autre secteurs qui a paralysé le pays et a réussi à porter un coup notable aux plans néolibéraux du gouvernement. [2]

Au cours des années 2000, les mobilisations des femmes ont perdu de l’ampleur, et cela jusqu’en 2018, date à laquelle a émergé de nouveau une véritable mobilisation contre les violences. Afin de déterminer les causes de la faiblesse des mobilisations des femmes au cours de ces années de néolibéralisme, on peut proposer l’hypothèse d’un conflit entre le secteur universitaire postmoderne, d’une part, en faveur d’un « travail du sexe », et les féministes traditionnelles qui défendent en majorité un abolitionnisme « institutionnel » de l’autre. En effet, l’état français est abolitionniste depuis 1946, et considère dans sa loi que le proxénétisme est un crime, à la différence d’autres pays européens réglementaristes. Il s’agit pourtant d’un abolitionnisme hypocrite et de façade, d’une société capitaliste impérialiste. Ici, l’état ne protège les femmes ni de la précarité qui les jette dans la prostitution, ni de la violence induite par l’accès à une pornographie misogyne qui se déchaîne maintenant en prostituant de jeunes adolescents, ni des réseaux de proxénétisme qui profitent des lois anti-immigrés. Face à cela, les forces de police ferment les yeux sur les bordels illégaux déguisés en salles de massage et de détente, en bars à champagne et autres lieux de proxénétisme présentés comme des « clubs échangistes ». Les sites internet pornographiques et de vente, sur lesquels les proxénètes vendent les femmes, fonctionnent tranquillement sans poursuites.

Les réseaux de proxénètes ont intensifié leur offensive afin d’étendre leurs libertés dans l’exploitation sexuelle en France, notamment en instrumentalisant dans les universités des étudiants adeptes de la théorie « queer ». A chaque approche des dates du 25 novembre ou du 8 mars, ils intensifient les attaques contre le féminisme traditionnel afin d’affaiblir la mobilisation. Ils savent que les abolitionnistes n’acceptent pas le terme de « travail du sexe » puisque cela reconnaîtrait aux proxénètes un statut de patron. Ainsi, profitant de la théorie dominante à l’université, le queer, ils appellent à des marches jointes aux étudiantes. Une autre stratégie est de se mettre en tête de cortège lors de manifestations féministes, provoquant l’indignation et l’abandon de la marche par de nombreuses femmes. En 2020, ils ont mobilisé leurs troupes dans le but d’attaquer les groupes de femmes auto-organisées, qui ont mené depuis des mois des actions de collage dénonçant les féminicides. C’est ainsi que des groupes « pro travail sexuel » ont repris le format des collages mais ici en menaçant de mort les « terf » (« trans-exclusive Radical » ou féministes activistes radicales accusées d’exclure les femmes transsexuelles). Cependant, ces groupes, qui se font passer comme des porte-paroles des personnes transsexuelles immigrées en situation de prostitution, ne font pas pour autant campagne afin de leur obtenir des visas de travail.

Une autre des causes de la faiblesse des mobilisations dans les années 2000 est l’instrumentalisation de l’islam par Chirac, qui en a fait un bouc-émissaire dans sa course électorale face à l’extrême droite. C’est en ce sens qu’a été votée, en 2003, la loi interdisant les signes religieux dans l’éducation. Cette loi interdit aux femmes le port du voile dans les institutions éducatives, ainsi que dans les autres institutions nationales. Ainsi, Chirac a réussi à diviser non seulement la gauche, mais aussi le mouvement féministe. La LCR, par exemple, vote la position « ni loi ni voile », abandonnant de ce fait la défense des femmes voilées, victimes de la discrimination d’un état français impérialiste. Les gouvernements successifs ont poursuivi l’instrumentalisation du voile comme outil de division du mouvement féministe. Il est encore aujourd’hui une source d’affrontements entre des féministes défendant la tradition anticléricale française, voyant dans le voile un symbole d’oppression patriarcale, et les autres qui pensent, comme nous, que le problème vient d’un état raciste qui se sert du féminisme dans le but de discriminer les immigrant.es d’origine musulmane. Les groupes pro « travail du sexe » utilisent la situation des femmes voilées, des immigrées ainsi que des transsexuelles pour accuser les féministes abolitionnistes de racisme, de « putophobie », d’être les ennemi.e.s des femmes prostituées.

 

La lutte contre les violences envers les femmes renaît 

En 2016, les femmes se sont mobilisées pour la liberté de Jacqueline Sauvage, condamnée à une peine de prison pour le meurtre de son mari, qui depuis plus de quarante ans l’avait martyrisée, allant jusqu’à violer deux de ses filles. La mobilisation a permis l’obtention d’une grâce présidentielle, fortement critiquée par les magistrats. De plus, ce contexte voit surgir la mobilisation « Metoo », dont un des premiers rassemblements a eu lieu en octobre 2017. Suite à cela, les activistes appellent à organiser plusieurs assemblées. Toutefois, la présence de nombreuses étudiantes dont la volonté était d’imposer la théorie queer, a empêché la plupart des femmes présentes à être actives dans ces assemblées. Malgré tout, le mouvement se développe avec un nombre croissant de plaintes déposées et de dénonciations publiques. On voit émerger des groupes auto-organisés, se rassemblant notamment dans des groupes de parole, pour mener des actions de collage d’affiches et organiser des rassemblements. En 2018, un groupe dirigé d’une main de fer par une ex-militante du PS, qui en utilisant les réseaux sociaux ainsi que les méthodes de « crowdfunding », est parvenu à avoir une couverture médiatique. Ce groupe à organisation verticale, « nous toutes », cherche à unifier les deux secteurs en affrontement, les féministes traditionnelles et les universitaires pro « travail du sexe », en vue de la marche du 25 novembre 2018. Malgré un nombre de manifestant.e.s conséquent, le groupe pro-proxénètes dirigé par le syndicat du « travail sexuel » divise et affaiblit la manifestation en se plaçant en tête du cortège.

 

Les femmes au sein du mouvement des gilets jaunes

Le mouvement des gilets jaunes éclate en novembre 2018 contre les mesures de Macron. On compte parmi celui-ci des femmes ayant un emploi précaire, travaillant dans le secteur du soin, des infirmières, des mères célibataires, des femmes âgées qui ne vivent pas de leur salaire ou de leur pension de retraite. Les hommes qui participent sont également précaires, qu’ils soient par exemple chômeurs ou retraités pauvres. Certains ont ainsi défini les gilets jaunes comme « classe ouvrière sans usine ». Le mouvement dénonce l’inaction ainsi que la faiblesse des syndicats dans leur défense des travailleurs. Il est le fruit d’une méfiance générale à l’égard des directions syndicales. Les gilets jaunes ont remporté les seules victoires générales de la classe ouvrière depuis 2006.

En décembre 2018, un groupe de femmes précaires vivant au Palais de la Femme, un refuge géré par l’Armée du Salut, décide de créer une page Facebook, « Femmes Gilets Jaunes », et d’appeler à une manifestation. A la suite de cela, on voit se créer de nouvelles pages dans les départements, et la presse commence à publier des articles sur le rôle de première ligne occupé par les femmes dans la mobilisation. Le mouvement féministe s’enrichit cette fois d’une véritable mobilisation féministe et populaire qui parvient à faire oublier l’éternel débat entre queers « pro travail sexuel » et féministes traditionnelles. Autour de cette lutte menée par le « Palais de la Femme », on a pu observer différentes générations et tendances féministes réunies dans la solidarité pratique d’une lutte concrète. Le secteur pro « travail du sexe » a tenté de s’imposer dans les assemblées de femmes gilets jaunes, mais a été confronté à la présence de survivantes du monde de la prostitution qui ne leur ont pas permis de développer leur propagande de domination. Leurs témoignages décrivant les séquelles laissées par les violences qu’elles ont subi ont laissé les pro « travail du sexe » sans voix ni arguments. C’était douloureux de les écouter.

La récente mobilisation nationale contre la réforme des retraites a relancé la lutte des classes depuis maintenant des mois. Les militantes féministes tentent d’imposer la « grève des femmes » le 8 mars, comme ça a été le cas en Espagne et en Suisse. Cependant, la France est un pays dans lequel les grèves et mobilisations sont fréquentes, et une grève des femmes n’a pas le même impact médiatique que dans des pays plus calmes sur le plan des mobilisations de rue, comme en Espagne ou en Suisse notamment.

Les manifestations déployées dans l’ensemble du pays ce jour-là ont été un succès. Malgré cela, à Paris, les secteurs pro « travail du sexe » ont attaqué physiquement des femmes ayant survécu à la prostitution. De plus, ces derniers ont arraché leurs banderoles abolitionnistes. En réaction à cela, une déclaration de dénonciation et de rejet de cette agression a été signée par plusieurs groupes et associations féministes, dont le collectif Las Rojas. Ce communiqué a été publié juste avant la consigne de mise en quarantaine. [3]

Pendant cette période récente de quarantaine, on a observé une intensification de la violence sexiste à l’égard des femmes et des enfants, et cela dans tous les pays. Les plaintes téléphoniques ont augmenté de 30% en France. Les militantes féministes ont poursuivi le collage d’affiches dénonçant les féminicides ainsi que les violences contre les femmes et les enfants dans les foyers.

En Europe, pendant la quarantaine, les proxénètes ont jeté des milliers de femmes prostituées dans la misère totale, en les expulsant des bordels. Les trafiquants de femmes sur internet les exposent à l’épidémie du COVID19 en toute impunité.

Au plus fort de la crise sanitaire, le lobby de la prostitution, en utilisant un langage de gauche, signe des communiqués en solidarité avec les personnes ‘qui se définissent comme des « travailleuses du sexe »’. Il s’agit ici d’une tentative menée pour imposer le terme « travail du sexe » aux militantes féministes. Il est clair qu’ils ne sont aucunement préoccupés par la dignité des femmes prostituées, mais plutôt par le fait que les proxénètes soient reconnus comme patrons, et pourront ainsi recevoir des aides d’état, comme c’est par exemple le cas en Allemagne.

Face à la crise sanitaire mondiale, on peut se demander si la contradiction entre préservation de la santé et prostitution pourrait faire avancer la discussion avec certains universitaires féministes tenants de la théorie queer, à propos notamment du « travail du sexe », mais aussi autour des autres conséquences de la réaction néolibérale. On pense ici par exemple au débat sur la gestation pour autrui, où la pensée néolibérale considère qu’une femme qui loue son ventre contre de l’argent pourrait le faire dans le cadre d’une décision libre sur son propre corps. De la même manière que l’épidémie du sida a servi d’excuse aux proxénètes afin de créer des syndicats de « travailleurs du sexe », sous prétexte de protéger la santé des femmes prostituées, l’épidémie de COVID19 pourrait également mener à une prise de conscience. Nous, Las Rojas, continuerons à faire campagne dans les rues et à prendre la parole afin que les femmes et les transgenres n’aient pas à vendre leur corps pour survivre.

[1] http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article45117

[2] http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article37036

[3] http://www.50-50magazine.fr/2020/03/16/violences-contre-des-survivantes-de-la-prostitution-le-8-mars-un-scandale

 

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