Sans-papiers mais pas sans détermination

Le samedi 30 mai, malgré l'interdiction de la préfecture, 10 000 manifestants sont descendus dans les rues de Paris pour exiger la régularisation des sans papiers.

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Marianne B.

Le samedi 30 mai a vu se dérouler une nouvelle Marche des solidarités dans plusieurs villes de France afin de mettre en lumière les revendications trop souvent invisibilisées des sans-papiers. Malgré un déconfinement quasi généralisé, le préfet de Paris a interdit la manifestation en invoquant l’argument sanitaire. Toujours est-il qu’une dizaine de milliers de personnes se sont réunies dans les rues de Paris avec une grande détermination pour faire entendre leurs revendications. Car en effet, on compterait aujourd’hui au moins 300 0001 étrangers vivant en situation irrégulière en France, ayant pour chacun d’entre eux des trajectoires et des histoires personnelles complexes. Leur statut administratif dépend de critères ayant évolué au gré des textes de loi, et nombre de situations spécifiques ne correspondent pas aux cas abstraits définis dans ces textes. Ainsi, parmi les sans-papiers, « certains sont des ‘ni-ni’ : ils ne sont ni régularisés, car ils ne correspondent pas à l’interprétation des critères retenue par l’administration, ni expulsés, car cela conduirait par exemple à séparer des enfants – non expulsables – de leurs parents »2. Outre les difficultés quotidiennes dans lesquelles le cadre légal les maintient, la situation inédite de la crise sanitaire mondiale a aggravé leurs conditions de vie, et a agi comme un révélateur de l’urgence dans laquelle nombre de familles se trouvent.

10 000 personnes à la marche des solidarités ! Malgré l'interdiction de la préfecture, beaucoup de manifestants sont descendus dans les rues pour exiger la régularisation des sans papiers.

Posted by Socialisme ou Barbarie on Saturday, May 30, 2020

La Marche des Solidarités de Paris du 30 mai 

C’est à ce titre qu’un appel a été signé par 208 collectifs3, syndicats et les Gilets Jaunes, suite à une tribune publiée par le club médiapart le 28/04/2020, afin de prendre des « mesures immédiates » et ainsi désamorcer la bombe sanitaire que représente la situation des sans-papiers dans ce contexte de crise sanitaire. On exige, entre autres points, et de toute urgence : une campagne de tests systématiques dans les foyers, l’isolement des personnes contaminées dans des lieux décents, la distribution de masques, de gants et de gel, la fermeture des centres de rétention, la régularisation pour tous. Malgré les alertes lancées collectivement, la gestion catastrophique de la crise par le gouvernement est l’expression du peu de moyens déployés pour répondre à ces demandes.

Parmi les multiples villes ayant répondu à l’appel et maintenu leur action, et contre les interdictions préfectorales, Paris a ainsi vu défiler quelques 10 000 manifestants entre la place de la Madeleine et la place de la République. Compte tenu du contexte, l’organisation de l’événement a dû s’adapter, en proposant notamment de nombreux points de rendez-vous s’étalant entre la place de la Madeleine et Strasbourg Saint-Denis. Le départ était prévu à 14h30 et l’enjeu était ainsi d’espacer les participants afin de maintenir un maximum de distance physique entre chacun des nombreux groupes présents. Pour aller plus loin dans les précautions sanitaires, les organisateurs demandent aux participants de s’équiper d’un masque de protection, et organisent même la distribution de masques aux différents points de rendez-vous à ceux n’en ayant pas mais souhaitant participer. De plus, l’organisation prévoit des référent.e.s placé.e.s au long du cortège afin de coordonner le rythme de l’avancée et de conserver les distances.

Compte tenu des conditions, on peut affirmer sans aucun doute que l’événement a été un succès. Malgré une présence policière certaine, positionnée aux grands axes afin d’orienter la direction du cortège, l’interdiction de manifester n’a pas abouti à une opération de verbalisation massive des manifestants. On pourra tout de même regretter l’absence des habituels drapeaux, pancartes et banderoles, sauf quelques exceptions ; absence qui s’explique par la volonté d’échapper à de possibles amandes. Toujours est-il que la détermination des manifestants était palpable : une ambiance électrique faisait résonner les slogans, claps et revendications dans ce cortège qui avançait d’un rythme décidé et rapide. Les forces de l’ordre ont tout de même fait l’usage de gaz lacrymogène sur la place de la république afin de disperser les manifestants, et quelques affrontements entre ces derniers et la police ont eu lieu, fait malheureusement devenu trop commun de nos jours.

La sur-représentation des manifestants issus de l’immigration dans le cortège nous fait interroger le degré d’investissement des français sur ce thème, et révèle peut-être des disparités face à la gestion des risques (policiers et sanitaires). En effet, on peut aisément concevoir que lorsqu’on vit en « irrégularité » au quotidien, on ne laissera pas passer l’opportunité d’exprimer collectivement l’urgence de trouver des solutions à des situations insupportables, quelque soient les conditions de l’événement. Illégaux pour illégaux, cela en vaut la peine. On leur apporte notre soutien total dans leurs revendications : nous sommes pour la régularisation des sans-papiers en France, leur permettant ainsi de vivre, travailler et se loger dans la dignité que nous leur devons.

Live | Marche des solidarités : des papiers pour tous !

Posted by Socialisme ou Barbarie on Saturday, May 30, 2020

Les sans-papiers face au coronavirus

Ces deux derniers mois de confinement ont eu des effets désastreux sur un nombre important de personnes, et notamment les plus précaires dont font partie les sans-papiers. Ainsi, leur situation administrative particulière les prive d’un accès à nombre de services comme l’accès aux soins ou aux aides financières, qui font partie des priorités dans les besoins pour surmonter la crise. Face à cette réalité qui fait s’écrouler l’illusion d’une devise de la république de façade, le choix de l’état français a été de fermer les yeux sur des situations inhumaines, en même temps qu’ils ont fermé les guichets d’enregistrement de la demande d’asile. Le message est aussi clair qu’indécent. Comme l’exprime le président de la Fédération des acteurs de la solidarité, Louis Gallois, dans son entretien avec Le Monde, « la fermeture des guichets d’enregistrement de la demande d’asile pose un véritable problème. […] Le droit d’asile est un droit constitutionnel inscrit dans les textes les plus officiels de la République. Je ne vois pas pourquoi ce service régalien s’arrête. On laisse les personnes dans une situation catastrophique et le 115 ne peut pas se substituer à l’enregistrement des demandeurs d’asile »4.

Au delà de la question morale posée par le traitement institutionnel réservé aux immigrés, la question sanitaire induite par un tel traitement a motivé une vingtaine de députés à prendre parti et demander la régularisation des sans papiers pour mieux se protéger. En effet, cette proposition a été énoncée par François-Michel Lambert (ancien membre de LREM, député des Bouches-du-Rhône), soutenu par des députés de l’aile gauche de la majorité, des élus socialistes, communistes ainsi que des insoumis. Cette initiative s’inspire de la situation au Portugal, où on a promulgué le 28/04/2020 la régularisation provisoire de chacun des immigrés ayant déposé une demande d’autorisation de séjour. Ainsi, 104 parlementaires ont adressé et signé une lettre ouverte au premier ministre Edouard Philippe, le 02/04/2020, en insistant sur la dimension de « salubrité publique » induite par l’accès des sans-papiers aux soins et aux aides financières. Ils affirment avoir déjà alerté à plusieurs reprises le gouvernement sur « la situation dramatique des sans-papiers et des sans-abri. La gravité de la crise sanitaire rend encore plus cruciale la prise en compte de ce problème qui n’a que trop duré »5.

L’évolution des politiques migratoires en France

La globalisation progressive du monde couplée avec les exigences d’une économie libérale et capitaliste a généré l’accroissement significatif des déplacements de personnes d’un pays ou continent à l’autre, que ces déplacements soient orchestrés par les pouvoirs politiques ou déplorés par ceux-ci. En effet, la question migratoire polarise les opinions depuis plusieurs décennies, et le contexte de montée de l’extrême droite dans le monde en fait un sujet aussi sensible qu’indispensable à aborder dans un débat de fond et apaisé. Pour autant, la succession des différents gouvernements en France ont instrumentalisé cette question et les réformes se sont faites par accoups, en tricotant d’un côté pour ensuite détricoter de l’autre. Un bref retour sur l’évolution des politiques liées aux sans-papiers montre que les avancées sont davantage le fruit d’actions et de mobilisation de leur part plutôt que d’une volonté politique sincère.

En 1981, la gauche récemment arrivée au pouvoir lance une opération de régularisation massive des sans-papiers. Pour autant, dix ans plus tard, les sans-papiers seront contraints d’engager des actions d’occupation de lieux publics, comme par exemple l’église Saint-Bernard de Paris (qui a ensuite été évacuée par la force en 1996), ou encore d’engager des grèves de la faim, qui leur ont permis d’obtenir ponctuellement l’attention des dirigeants, « autant de spasmes aboutissant à des régularisations collectives, comme celle autorisée par la circulaire Chevènement de 1997, et nourrissant une dramatisation continue de l’enjeu migratoire qui n’a cessé de faire le jeu de l’extrême droite »6.

Le début des années 2000 est ensuite la scène d’une offensive explicite contre les étrangers en France lorsque le cheval de bataille de Nicolas Sarkozy lorsqu’il est ministre de l’intérieur (2002-2004, puis 2005-2007) est la « lutte contre l’immigration clandestine ». N’oublions pas son souhait de nettoyer les quartiers populaires au karsher. On voit ainsi se multiplier les contrôles d’identité et les arrestations d’étrangers sans titre de séjour en règle. « Le nombre d’arrestations a doublé entre 2002 et 2008, passant de 49 470 à 111 692, tandis que celui des départs a triplé, pour atteindre 29 796, dont 19 724 expulsions, en 2008 »7. Les mesures restrictives se multiplient avec l’instauration d’un test de français ainsi qu’un seuil de ressources dans l’admission des candidats au regroupement familial, ou encore l’instauration d’un « contrat d’accueil et d’intégration pour la famille ». Et lorsque la loi de 2007 sur la maîtrise de l’immigration, l’intégration et l’asile semble offrir de nouvelles possibilités d’accueil, puisqu’elle permet à certains sans-papiers d’être régularisé si leur employeur accepte de les parrainer, cela reste très marginal : « Cette procédure devant rester exceptionnelle, elle n’est facilitée que pour des métiers très spécifiques, qui ne sont pas ceux des sans-papiers (dessinateur industriel, par exemple)»8. Ce n’est que suite à des actions de grève que certains travailleurs sans-papiers ont pu obtenir un titre de séjour bien qu’ils n’étaient pas concernés directement par cette réforme.

Toujours relativement à la question de la régularisation, la circulaire Valls, promulguée en 2012, instaure un certain nombre de mécanismes de régularisation permanente. Cette circulaire établit des « critères objectifs (durée de présence et de scolarisation des enfants, ancienneté dans le travail) censés éviter les crises à répétition et qui bon an mal an, permettent de régler la situation de quelque 30 000 personnes »9. Pour autant, rien n’est jamais acquis puisqu’en 2016, la loi du 07 mars relative aux droits des étrangers en France renforce encore davantage le dispositif d’expulsion des étrangers en situation irrégulière10. Aujourd’hui, 14% des obligations à quitter le territoire français (OQTF) seraient menées à terme11.

Les sans-papiers en lutte, d’hier à aujourd’hui

On a pu constater comment les différents sursauts des politiques en faveur des sans-papiers se sont faits en réaction aux mobilisations et aux actions des sans-papiers eux-mêmes. Ainsi, ils ont mené des combats marquants, et se sont progressivement saisis des syndicats comme outil pour la mise en avant de leurs luttes. Ainsi, plusieurs dates restent marquantes dans la lutte des sans-papiers. On a par exemple évoqué 1996 et l’occupation/évacuation de l’église Saint-Bernard, et on pourrait se pencher rapidement sur les moments marquants qui ont succédé à cet événement.

Ainsi, le mouvement de 2008 a vu quelque 300 travailleurs sans-papiers occuper simultanément leur entreprise en région parisienne. Les mobilisations ont été principalement organisées par la CGT, l’association Droits devant !, Solidaires et la CNT. « Salariés des secteurs du bâtiment, de l’hôtellerie-restauration, du nettoyage, de la confection, de l’aide à la personne, ils travaillent pour des sociétés qui ont pignon sur rue : la multinationale du nettoyage Veolia, les fast-foods Quick, l’entreprise de bâtiment et de travaux publics (BTP) Arcadem, les chaînes de restaurants Chez Papa, Bistro romain ou Pizza Marzano, etc. »12. La grande force de ce mouvement a été l’effet de surprise ressenti par la société et les patrons de ces travailleurs exemplaires, qui d’habitude sont contraints par leur statut à répondre favorablement aux exigences de travaux difficiles. La dimension inédite de ce mouvement tient au fait qu’il « lie un mode d’action traditionnel de l’histoire ouvrière (la grève avec occupation du lieu de travail) à la revendication centrale de la lutte des sans-papiers : la régularisation »13. En effet, quelques semaines de mobilisation permettent à la plupart des grévistes d’obtenir des papiers. Pour autant, lorsque le mouvement se rétracte, les préfectures cessent de régularisé. De nouvelles actions sont donc menées en 2009, avec le concours d’onze associations et syndicats (dont la CGT et Solidaires), et à la demande des sans-papiers. C’est ainsi que quelque 6 80014 travailleurs occupent leur lieu de travail ou encore des lieux symboliques de leur secteur d’activité, dans un bras de fer de longue haleine : certaines occupations se prolongent pendant plus d’un an.

Ce qu’il est intéressant de noter est que ces moments de lutte ont permis de tisser des relations de plus en plus étroites entre les sans-papiers mobilisés et les syndicats. En effet, forts des expériences et des victoires passés, ils se saisissent aujourd’hui des syndicats comme outils de visibilisation de leurs luttes et prennent une part active dans celles-ci. Ainsi, depuis 2015 notamment, « Les sans-papiers identifient désormais les syndicats comme une ressource : des permanences juridiques leur sont consacrées dans la plupart des départements franciliens. De leur côté, les pouvoirs publics reconnaissent les organisations syndicales comme des interlocutrices légitimes sur la question de la régularisation des travailleurs. »15

Dix ans plus tard, en février et mars 2018, un nouveau mouvement de travailleurs sans-papiers démarre et se prolonge pendant six semaines, et concerne 160 salariés, provenant de sept entreprises d’île de France. Il s’agit de travailleurs de l’intérim, de la collecte et du recyclage des déchets, de la logistique, de la distribution de colis express, travaillant chez des traiteurs… Notons ici que les travailleurs sans-papiers ont dès le début du mouvement participé aux réunions d’organisation alors que cela n’avait pas été le cas en 2008. « dix ans plus tôt, leur présence ne coulait pas de source : ils n’étaient venus qu’au bout de plusieurs semaines. Se contentant de revendiquer leur propre régularisation, sans chercher une modification du cadre légal, les sans-papiers ont cette fois mis à peine deux mois à obtenir satisfaction, contre plus d’un an en 2008-2009. »16

La lutte des sans-papiers ressemble ainsi à celle de tout groupe marginal face à un pouvoir répressif et normatif. La désinformation opérée par les médias sur les questions migratoires, couplée à une tendance islamophobe croissante créé un climat social toxique, qui entrave tout débat censé sur ces problématiques. Il semble ainsi que chacune des victoires obtenues par les sans-papiers s’est faite dans un rapport de force et la lutte dans la rue, ou par des actions de blocage sur leur lieu de travail. Pour autant, les pouvoirs ne leur donnent satisfaction uniquement ponctuellement, afin de remettre ces bons travailleurs à leur poste. Leur titre de séjour est d’ailleurs temporaire, et son renouvellement nécessite de se maintenir dans un emploi stable sur la durée. Les patrons qui ont vu leurs employés se mobiliser ont parfois adopté des pratiques inacceptables envers les anciens manifestants. On se réjouira que les liens tissés avec les syndicats durant les mobilisations successives permettent de réagir face à ces discriminations. Toujours est-il qu’il reste du pain sur la planche et qu’un changement du cadre législatif permettrait d’élargir les moyens d’action déployés dans les mobilisations successives, évitant aux suivants de reprendre des démarches identiques. Le combat n’est pas gagné, mais à l’image des sans-papiers, ne soyons pas sans détermination.

1 Le Monde, Immigration : sortir les sans papiers de l’impasse, Editorial, 23 janvier 2020

Ibid

3 On compte parmi ceux-ci : des collectifs locaux de soutien aux migrantEs, le collectif contre les centres de rétention, l’association de solidarité avec les migrantEs, des associations antiracistes, associations de l’immigration, comités de familles de victimes de violences policières, collectifs de sans-papiers et migrantEs, collectifs des foyers de travailleurs immigrés, collectifs pour l’avenir des foyers, associations pour le droit au logement, collectifs interpro, Gilets Jaunes, Syndicats, associations féministes, associations environnement, associations altermondialistes et de solidarité internationale, associations de défense des libertés, des partis politiques. 

 https://www.federationsolidarite.org/espace-presse-aside/tribunes/11158-interview-louis-gallois-pour-les-plus-d%C3%A9munis,-le-syst%C3%A8me-tient-mais-avec-de-graves-insuffisances-le-monde,-2-avril-2020

Voir lettre complète : http://www.infomie.net/spip.php?article5884

6 In Le Monde, Immigration : sortir les sans papiers de l’impasse, Editorial, 23 janvier 2020

7 In Le Monde diplomatique, De la carte de séjour à la carte syndicale, Histoire d’une lutte, Lucie Tourette,octobre 2018, p.17

Ibid

9 https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/01/23/immigration-sortir-les-sans-papiers-de-l-impasse_6026978_3232.html 

10 https://www.lacimade.org/publication/etrangers-papiers-france-conseils-de-cimade-faire-face-a-ladministration/

11 https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/01/23/immigration-sortir-les-sans-papiers-de-l-impasse_6026978_3232.html

12  Le Monde diplomatique, De la carte de séjour à la carte syndicale, Histoire d’une lutte, Lucie Tourette,octobre 2018, p.17

13 Ibid

14 Ibid

15 Le Monde diplomatique, De la carte de séjour à la carte syndicale, Histoire d’une lutte, Lucie Tourette,octobre 2018, p.17

16 Ibid

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