Les dangers professionnels du pouvoir

Une lettre sur les causes de la dégénérescence du parti et de l’appareil d’état, par Christian Rakovsky.

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Christian RakovskyAstrakhan, le 6 août 1928. Source : MIA

Cher camarade Valentinov,

Dans vos Réflexions sur les masses datées du 9 juillet, en soulevant la question de « l’activité » de la classe ouvrière vous abordez un problème-clé, celui de savoir comment conserver au prolétariat son rôle dirigeant dans notre Etat. Bien que toutes les revendications de l’Opposition tendent précisément vers ce but, je suis d’accord avec vous que tout n’a pas été dit sur cette question. Jusqu’à présent, nous l’avons toujours examinée en liaison avec l’ensemble du problème de la prise et de la conservation du pouvoir politique, alors que, pour l’éclairer davantage, il eût fallu lui réserver un sort particulier, la traiter comme une question spécifique et à part entière, caractère qu’en fait les événements se sont eux-mêmes chargés de lui donner.

L’Opposition a, en temps voulu, sonné l’alarme devant l’effroyable déclin du militantisme des masses travailleuses et leur indifférence croissante envers la destinée de la dictature du prolétariat et de l’Etat soviétique, et ce fait restera à jamais son mérite vis-à-vis du parti.

Dans le déferlement actuel de manifestations d’un arbitraire sans précédent, le fait le plus caractéristique, et qui en constitue le principal danger, tient précisément à cette passivité des masses (passivité plus grande encore parmi les communistes que chez les sans-parti) envers ces actes scandaleux. Des ouvriers en ont été témoins, mais, par crainte des puissants ou par indifférence politique, ils les ont laissé passer sans protester ou bien se sont contentés de ronchonner. Depuis l’affaire de Tchoubarovo (pour ne pas remonter plus haut) jusqu’aux tout derniers abus de Smolensk, d’Artemovka (1) , etc, on entend toujours le même refrain « Nous le savions depuis longtemps déjà« .

Vols, prévarication, violences physiques, extorsion de fonds, abus de pouvoir inouïs, arbitraire illimité, ivrognerie, débauche : on parle de tout cela comme de faits déjà connus, non depuis des mois mais depuis des années, et que tout le monde tolère sans savoir pourquoi.

Je n’ai pas besoin d’expliquer que quand la bourgeoisie mondiale vocifère sur les vices de l’Etat soviétique, nous pouvons l’ignorer avec un tranquille mépris. Nous ne connaissons que trop la « pureté » de mœurs des gouvernements et parlements bourgeois du monde entier. Mais ce n’est pas sur eux que nous devons prendre modèle : chez nous, il s’agit d’un Etat ouvrier.

Aujourd’hui, nul ne peut nier les terribles ravages provoqués dans la classe ouvrière par son indifférence quant à la marche de la société.

Sous cet aspect, la question des causes de cette indifférence et des moyens pour l’éliminer s’avère essentielle.

Mais cela même nous oblige à la traiter en allant à la racine du problème, scientifiquement, et à en soumettre toutes les facettes à l’analyse. Ce phénomène mérite que nous lui accordions la plus extrême attention.

L’interprétation que vous en donnez est, indiscutablement, correcte : chacun de nous l’a déjà exposée dans ses interventions et elle a déjà en partie trouvé son expression dans notre Plate-forme (2). Néanmoins, ces explications et les remèdes proposés pour sortir d’une aussi grave situation ont eu et ont encore un caractère empirique ; ils se réfèrent à des cas particuliers sans résoudre le fond de la question.

A mon avis, cela provient de ce que cette question est, en soi, nouvelle. Jusqu’à présent nous avions connu un grand nombre de cas où l’esprit d’initiative de la classe ouvrière avait faibli, sombré non seulement dans une apathie petite-bourgeoise généralisée, mais même reculé jusqu’au stade de la réaction politique. Mais ces exemples nous étaient apparus en une période où, aussi bien ici qu’à l’étranger, le prolétariat luttait encore pour la conquête du pouvoir politique.

Nous ne pouvions pas avoir d’exemples de déclin de l’ardeur du prolétariat à une époque où il aurait déjà en le pouvoir, pour la simple raison que, dans l’histoire, nous nous trouvons pour la première fois dans un cas où le prolétariat a gardé le pouvoir aussi longtemps.

Jusqu’à présent, nous savions ce qui pouvait arriver au prolétariat, c’est-à-dire à quelles fluctuations pouvait être soumis son état d’esprit, quand il était une classe opprimée et exploitée. Mais c’est maintenant seulement que nous pouvons évaluer, sur la base des faits, les changements d’état d’esprit d’une classe ouvrière devenue une classe dirigeante.

Cette position politique (de classe dirigeante) n’est pas exempte de dangers ; ils sont, au contraire, très grands. Je n’entends pas ici les difficultés objectives dues à l’ensemble des conditions historiques (encerclement capitaliste à l’extérieur, pression petite-bourgeoise à l’intérieur du pays), mais les difficultés inhérentes à toute nouvelle classe dirigeante, en tant que conséquences de la prise et de l’exercice du pouvoir lui-même, et de la façon dont on sait ou pas s’en servir.

Vous comprenez que ces difficultés subsisteraient à un degré ou à un autre même si, un instant, nous admettions le pays uniquement habité par des masses prolétariennes et son environnement constitué d’États prolétariens. Ces difficultés, on pourrait les appeler les « dangers professionnels » du pouvoir.

En effet, la situation d’une classe qui lutte pour la prise du pouvoir diffère de celle d’une classe qui détient déjà le pouvoir depuis quelque temps et, répétons-le, j’envisage ici non pas ce qui différencie ces situations sous l’angle des rapports du prolétariat avec les autres classes, mais du point de vue des nouveaux rapports qui se créent dans la classe victorieuse elle-même.

Que représente une classe passant à l’offensive ? Un maximum d’unité et de cohésion. L’esprit corporatiste, les particularismes, sans parler de l’intérêt individuel, tout cela passe à l’arrière-plan. L’initiative est totalement entre les mains mêmes de la masse en lutte et de son avant-garde révolutionnaire, liée organiquement à cette masse de la façon la plus intime.

Quand une classe s’est emparée du pouvoir, une certaine partie de cette classe devient l’agent de ce pouvoir. C’est ainsi qu’apparaît la bureaucratie. Dans un Etat prolétarien, où l’accumulation capitaliste est interdite aux membres du parti dirigeant, cette différenciation commence par être fonctionnelle, par la suite elle devient sociale. Je ne dis pas de classe, mais sociale. Je pense ici à la position sociale d’un communiste qui dispose d’une voiture, d’un bon appartement, de vacances régulières, et qui perçoit le salaire maximum autorisé par le parti. Sa position diffère de celle du communiste qui travaille dans les mines de charbon et qui reçoit un salaire de 50 à 60 roubles par mois (parce que ce dont nous discutons ici, c’est des ouvriers et des employés, et vous savez qu’on les a classés en dix-huit catégories différentes) (3).

Cela a aussi pour effet que certaines des fonctions remplies autrefois par le parti tout entier, par la classe tout entière, sont désormais du ressort du pouvoir, c’est-à-dire de quelques personnes seulement dans ce parti et dans cette classe.

L’unité et la cohésion, auparavant conséquences naturelles de la lutte de classe révolutionnaire, ne peuvent plus maintenant être conservées que grâce à tout un système de mesures ayant pour but de préserver un équilibre entre les différents groupes de cette classe et de ce parti, et de subordonner ces groupes au but fondamental.

Mais cela constitue un processus long et délicat. Il consiste à éduquer politiquement la classe dominante, à lui faire acquérir l’art de prendre en main l’appareil de son Etat, de son parti, de ses syndicats, de les contrôler et de les diriger.

Je le répète . il s’agit bien là d’une question d’éducation. Aucune classe n’est venue au monde en possession de l’art de gouverner. Cet art s’acquiert seulement par l’expérience, en commettant des erreurs et en tirant les leçons de ses propres fautes. Aucune Constitution soviétique, fût-elle idéale, ne peut assurer à la classe ouvrière l’exercice sans obstacle de, sa dictature et de son contrôle de classe si cette classe ne sait pas utiliser les droits que lui accorde la Constitution.

L’inadéquation entre les capacités politiques d’une classe donnée, son habileté à gouverner et les formes juridico-constitutionnelles qu’elle établit à son usage après la prise du pouvoir, est un fait d’histoire. On peut l’observer dans le développement historique de toutes les classes, et tout particulièrement dans celui de la bourgeoisie. La bourgeoisie anglaise, par exemple, livra plus d’une bataille, non seulement pour remodeler la constitution en fonction de ses propres intérêts, mais aussi pour pouvoir profiter pleinement et sans entrave de ses droits, et en particulier de son droit de vote. Le roman de Charles Dickens, Les aventures de M. Pickwick, comprend bien des scènes de cette époque du constitutionnalisme anglais où la tendance dirigeante, assistée de son appareil administratif, renversait dans le fossé le coche amenant aux urnes les électeurs de l’opposition, afin que ceux-ci ne puissent arriver à temps pour voter.

Ce processus de différenciation est parfaitement naturel chez la bourgeoisie triomphante et qui a déjà remporté plus d’un succès. En effet, prise dans le plus large sens du terme, la bourgeoisie se présente comme une série de groupements et même de classes économiques. Nous connaissons l’existence de la grande, de la moyenne et de la petite bourgeoisies ; nous savons qu’il y a une bourgeoisie financière, une bourgeoisie commerçante, une bourgeoisie industrielle et une bourgeoisie agraire. A la suite de certains événements, tels que des guerres et des révolutions, des regroupements s’effectuent au sein même de la bourgeoisie ; de nouvelles couches apparaissent, commencent à jouer un rôle qui leur est propre, comme par exemple les propriétaires et les acquéreurs de biens nationaux, ceux que l’on appelle les « nouveaux riches » et qui font leur apparition après chaque guerre tant soit peu durable. Pendant la révolution française, sous le Directoire, ces nouveaux riches constituèrent un des facteurs de la réaction.

D’une façon générale, l’histoire de la victoire du Tiers Etat en France en 1789 est extrêmement instructive. En premier lieu, ce Tiers Etat était lui-même des plus disparates. Il englobait tous ceux qui n’appartenaient pas à la noblesse ou au clergé ; il comprenait ainsi non seulement toutes les variétés de la bourgeoisie, mais également les ouvriers et les paysans pauvres. Ce n’est que graduellement, après une longue lutte et des interventions armées répétées, que tout le Tiers Etat acquit en 1792 la possibilité légale de participer à l’administration du pays. La réaction politique, qui débuta avant Thermidor, consista en ceci que le pouvoir commença à passer à la fois formellement et effectivement dans les mains d’un nombre de citoyens de plus en plus restreint. Peu à peu, d’abord dans les faits puis légalement, les masses populaires furent éliminées de la direction du pays.

Il est vrai que, dans ce cas, la pression de la réaction s’exerça avant toute chose sur les coutures réunissant ces tissus de classe différents qui constituaient le Tiers Etat. Il est également vrai que si l’on examine une fraction particulière de la bourgeoisie, elle ne présente pas des contours de classe aussi vifs que ceux qui, par exemple, séparent la bourgeoisie et le prolétariat, c’est-à-dire deux classes jouant un rôle entièrement différent dans la production.

Mais, pendant la période de déclin de la révolution française, le pouvoir, en taillant dans le tissu social suivant ses lignes de différenciation, ne fit pas qu’écarter des groupes sociaux qui, hier encore, marchaient ensemble et étaient unis par le même but révolutionnaire ; il désintégra aussi une masse sociale jusqu’alors plus ou moins homogène. Des suites d’une spécialisation fonctionnelle qui vit une oligarchie dirigeante faite de fonctionnaires se séparer de cette classe, des fissures s’y produisirent qui allaient se transformer en gouffres béants sous la pression accrue de la contre-révolution. Cette contradiction eut pour résultat d’engendrer une lutte dans les rangs même de la classe dominante.

Les contemporains de la révolution française, ceux qui y participèrent et plus encore les historiens de l’époque suivante, furent préoccupés par la question des causes de la dégénérescence du parti jacobin.

Plus d’une fois, Robespierre avait mis en garde ses partisans contre les conséquences que l’ivresse du pouvoir pouvait entraîner. Il les avait avertis que, détenant le pouvoir, ils ne devraient pas céder à l’infatuation, en être enflés comme il disait, ou, comme nous le dirions maintenant, être infectés de « vanité jacobine ». Mais, comme nous le verrons plus loin, Robespierre lui-même contribua largement à désaisir du pouvoir la petite bourgeoisie s’appuyant sur les ouvriers parisiens.

Nous ne citerons pas ici toutes les indications fournies par les contemporains concernant les diverses causes de la décomposition du parti des Jacobins, comme par exemple, leur tendance à s’enrichir, leurs liens avec les entreprises, leur participation aux contrats sur les fournitures, etc. Mentionnons plutôt un fait curieux et bien connu : l’opinion de Babeuf d’après laquelle la chute des Jacobins fut grandement facilitée par les nobles dames dont ils s’étaient tellement entichés. Il s’adressait aux Jacobins en ces termes – « Que faites-vous donc, pusillanimes plébéiens ? Aujourd’hui, elles vous serrent dans leurs bras, demain elles vous étrangleront ! ». (Si les automobiles avaient existé au temps de la révolution française, nous aurions eu aussi le facteur « harem,-automobile », dont le rôle – comme l’a montré le camarade Sosnovski – ne fut pas négligeable dans la formation de l’idéologie de notre bureaucratie des soviets et du parti).

Mais ce qui joua le rôle le plus important dans l’isolement de Robespierre et du Club des Jacobins, ce qui les coupa complètement des masses ouvrières et petites-bourgeoises, ce fut, outre la liquidation de tous les éléments de gauche, en commençant par les Enragés d’Hébert et de Chaumette (et de toute la Commune de Paris en général), l’élimination graduelle du principe électif et son remplacement par le principe des nominations.

L’envoi de commissaires aux armées et dans les villes où la contre-révolution relevait la tête, ou s’y essayait, n’était pas seulement légitime mais indispensable. Mais quand, petit à petit, Robespierre commença à remplacer les juges et les commissaires des différentes sections de Paris qui, jusqu’alors, avaient été élus ; quand il commença à nommer les présidents des comités révolutionnaires et en arriva même à substituer des fonctionnaires à toute la direction de la Commune, il ne pouvait, par toutes ces mesures que renforcer le bureaucratisme et tuer l’initiative populaire.

Ainsi, le régime de Robespierre, au lieu de développer l’activité révolutionnaire des masses, déjà bridée par la crise économique et en particulier par la crise alimentaire, ne fit qu’aggraver le mal et faciliter le travail des forces antidémocratiques.

Dumas, le président du Tribunal révolutionnaire, se plaignit à Robespierre de ne pas pouvoir trouver de jurés pour ce tribunal, personne ne voulant remplir de telles fonctions.

Mais Robespierre fit sur lui-même l’expérience de cette indifférence des masses parisiennes, le 10 thermidor, quand on lui fit traverser Paris, blessé et ensanglanté, sans nulle crainte que les masses populaires interviennent en faveur du dictateur de la veille.

De toute évidence, il serait ridicule d’attribuer la chute de Robespierre et la défaite de la démocratie révolutionnaire au principe des nominations.

Mais il accéléra, sans aucun doute, l’action d’autres facteurs. Parmi ceux-ci, le plus déterminant tenait aux difficultés de ravitaillement dues, en grande partie, à deux années de mauvaises récoltes (et aux perturbations engendrées par la transformation de la grande propriété féodale en petite exploitation paysanne) et au fait que, face à une hausse constante des prix du pain et de la viande, les Jacobins ne voulurent pas, au début, recourir à des mesures administratives pour réprimer l’avidité des paysans riches et des spéculateurs. Et quand, sous l’impétueuse pression des masses, ils se décidèrent enfin à faire voter la loi du maximum, celle-ci, dans les conditions de la liberté du marché et de la production capitaliste, ne pouvait être qu’un palliatif.

Passons maintenant à la réalité dans laquelle nous vivons. Je tiens pour avant tout nécessaire d’indiquer que, lorsque nous employons des expressions comme « le parti » et « les masses », nous ne devrions pas perdre de vue le contenu que l’histoire des dix dernières années a mis dans ces termes.

Ni la classe ouvrière ni le parti ne sont plus ni physiquement ni moralement ce qu’ils étaient voici une dizaine d’années. Je ne pense guère exagérer quand je dis que le membre du parti de 1917 aurait peine à se reconnaître en celui de 1928.

Un changement profond a eu lieu dans l’anatomie et dans la physiologie de la classe ouvrière.

A mon avis, il est nécessaire de concentrer notre attention sur l’étude des modifications survenues tant dans les tissus que dans leurs fonctions. L’analyse de ces changements aura à nous montrer la façon de sortir de la situation ainsi créée.

Je ne prétends pas le faire, en tout cas dans cette lettre ; je me bornerai à quelques remarques.

En parlant de la classe ouvrière il faudrait trouver une réponse à toute une série de questions, par exemple :

Quelle est la proportion d’ouvriers employés actuellement dans notre industrie qui y sont entrés après la révolution, et quelle est la proportion de ceux qui y travaillaient auparavant ?

Quelle est la proportion de ceux qui ont participé autrefois au mouvement révolutionnaire, à des grèves, ont été déportés, emprisonnés, ont pris part à la guerre civile ou combattu dans l’Armée rouge ?

Quelle est la proportion d’ouvriers employés dans l’industrie qui y travaillent sans interruption ? Combien d’entre eux n’y travaillent que provisoirement ?

Dans l’industrie, quelle est la proportion d’éléments semi-prolétariens, semi-paysans, etc ?

Si nous descendons et pénétrons dans les profondeurs même du prolétariat, du semi-prolétariat, et plus largement des masses travailleuses, nous tomberons sur des pans entiers de la population dont il est à peine question chez nous. Je ne veux pas parler ici uniquement des chômeurs (un phénomène constituant un danger toujours croissant que l’Opposition a, en tout cas, clairement indiqué), mais des masses réduites à la pauvreté ou à demi-paupérisées, subsistant grâce aux aides dérisoires de l’Etat, et qui se trouvent à la limite de la misère, du vol et de la prostitution.

Nous ne pouvons pas imaginer comment et quels gens vivent parfois à peine à quelques pas de nous. Il arrive à l’occasion qu’on se heurte à des phénomènes dont on n’aurait même pas pu soupçonner l’existence dans un Etat soviétique et qui donnent l’impression que l’on voit soudainement s’ouvrir un abîme. Bien sûr, cela existait déjà auparavant. Il ne s’agit pas de plaider la cause du pouvoir soviétique, en invoquant le fait qu’il n’a pas réussi à se débarrasser de ce qui reste encore le lourd héritage laissé par le régime tsariste et capitaliste. Non, mais à notre époque, sous notre régime, nous constatons l’existence, dans le corps de la classe ouvrière, de crevasses par où la bourgeoisie pourrait se forcer un passage.

Auparavant, sous le régime bourgeois, la partie consciente de la classe ouvrière entraînait à sa suite cette masse nombreuse, y compris les semi-vagabonds. La chute du régime capitaliste devait amener la libération de la classe ouvrière dans son entier. Les éléments semi-déclassés rendaient la bourgeoisie et l’Etat capitaliste responsables de leur situation et considéraient que la révolution devait apporter un changement à leur condition. Ces gens maintenant sont loin d’être satisfaits ; leur situation ne s’est pas améliorée ou guère. Ils commencent à considérer avec hostilité le pouvoir soviétique ainsi que la partie de la classe ouvrière qui a un emploi dans l’industrie. Ils deviennent surtout les ennemis des fonctionnaires des soviets, du parti et des syndicats. On les entend parfois parler des sommets de la classe ouvrière comme de la « nouvelle noblesse ».

Je ne m’étendrai pas ici sur la différenciation que le pouvoir a introduite au sein de la classe ouvrière, et que j’ai qualifiée plus haut de « fonctionnelle ». La fonction a introduit des modifications dans l’organe même, c’est-à-dire dans la psychologie de ceux qui sont chargés des diverses tâches de direction dans l’administration et l’économie étatiques, et cela à un point tel que, non seulement objectivement mais subjectivement, physiquement mais aussi moralement, ils ont cessé de faire partie de cette même classe ouvrière. Ainsi, un directeur d’usine jouant au « satrape » bien qu’il soit un communiste, n’incarnera pas aux yeux des ouvriers les meilleures qualités du prolétariat, et cela malgré son origine prolétarienne, malgré le fait qu’il travaillait peut-être à l’établi il y a quelques années encore. Molotov peut, aussi souvent qu’il le voudra, mettre un signe d’égalité entre la dictature du prolétariat et notre Etat avec ses déformations bureaucratiques et, qui plus est, avec ses brutes de Smolensk, ses escrocs de Tachkent et ses aventuriers d’Artemovka. Ce faisant il ne réussit qu’à discréditer la dictature du prolétariat sans désarmer le légitime mécontentement des ouvriers.

Si nous passons au parti lui-même, à la bigarrure que nous trouvons déjà dans la classe ouvrière, il convient d’ajouter la coloration que lui donnent les transfuges des autres classes. La structure sociale du parti est bien plus hétérogène que celle de la classe ouvrière. Il en a toujours été ainsi, naturellement avec cette différence que lorsque le parti avait une vie idéologique intense, il fondait cet amalgame social en un seul alliage grâce à la lutte d’une classe révolutionnaire en action.

Mais le pouvoir est une cause, aussi bien dans la classe ouvrière que dans le parti, de la même différenciation révélant les coutures qui existent entre les différentes couches sociales.

La bureaucratie des soviets et du parti constitue un phénomène d’un nouvel ordre. Il ne s’agit pas de faits isolés ou passagers, de lacunes individuelles, de défaillances dans la conduite de tel ou tel camarade, mais plutôt d’une nouvelle catégorie sociologique, à laquelle il faudrait consacrer tout un traité.

Au sujet du projet de programme de l’Internationale communiste (4), j’écrivais entre autres choses à Léon Davidovitch (Trotsky):

« En ce qui concerne le chapitre IV (la période de transition). La façon dont est formulé le rôle des partis communistes dans la période de la dictature du prolétariat est tout à fait inconsistante. Il est probable que le brouillard dans lequel on noie la question du rôle du parti envers la classe ouvrière et l’Etat n’est pas un effet du hasard. On le voit bien dans la manière dont est posée l’antithèse démocratie prolétarienne-démocratie bourgeoise, sans qu’un seul mot vienne expliquer ce que le parti doit faire pour réaliser, concrètement cette démocratie prolétarienne. « Attirer les masses et les faire participer à la construction « , « rééduquer sa propre nature » (Boukharine se plaît à développer ce dernier point, entre autres, spécialement sous l’angle de la révolution culturelle) : ce sont des affirmations vraies du point de vue de l’histoire et connues depuis des lustres, mais qui se réduisent à des lieux communs si l’on n’y introduit pas l’expérience accumulée au cours de dix années de dictature du prolétariat en URSS. C’est ici que se pose avec toute son acuité la question des méthodes de direction, dont le rôle est tellement énorme.

Mais nos dirigeants n’aiment pas en parler, de peur qu’il ne devienne évident qu’eux-mêmes sont encore loin d’avoir « rééduqué leur propre nature ».

Si j’avais eu à écrire un projet de programme pour l’Internationale communiste, j’aurais consacré beaucoup de place, dans ce chapitre (la période de transition), à la théorie de Lénine sur l’Etat pendant la dictature du prolétariat et au rôle du parti et de sa direction dans la création d’une démocratie prolétarienne, telle qu’elle devrait être au lieu de cette bureaucratie des soviets et du parti que nous avons actuellement.

Le camarade Préobrajenski a promis de consacrer un chapitre spécial, dans son livre Les conquêtes de la dictature du prolétariat en l’an XI de la révolution, à la bureaucratie soviétique. J’espère qu’il n’oubliera pas la bureaucratie du parti, qui joue un rôle bien plus grand dans l’Etat soviétique que sa soeur des soviets. Je lui ai exprimé l’espoir qu’il étudiera ce phénomène sociologique spécifique sous tous ses aspects. Il n’y a pas de brochure communiste qui, relatant la trahison de la social-démocratie allemande du 4 août 1914, n’indique en même temps quel rôle fatal les sommets bureaucratiques du parti et des syndicats ont joué dans l’histoire de la chute de ce parti. Mais très peu a été dit, et encore en termes très généraux, sur le rôle joué par notre bureaucratie des soviets et du parti, dans la décomposition du parti et de l’Etat soviétique. C’est un phénomène sociologique de la plus haute importance qui ne peut, cependant, être compris et saisi dans toute sa portée que si l’on examine quelles conséquences il a eues dans le changement d’idéologie du parti et de la classe ouvrière.

Vous demandez ce qu’il est advenu de l’esprit militant du parti et de notre prolétariat ? Où a disparu leur initiative révolutionnaire ? Où sont passés leur intérêt pour les idées, leur vaillance révolutionnaire, leur fierté plébéienne ? Vous vous étonnez qu’il y ait tant d’apathie, de bassesse, de pusillanimité, de carriérisme et tant d’autres choses que je pourrais ajouter moi-même. Comment se fait-il que des gens qui ont un riche passé de révolutionnaires, dont l’honnêteté personnelle ne fait aucun doute, qui ont donné maintes preuves de leur abnégation en tant que révolutionnaires, se soient transformés en de pitoyables bureaucrates ? D’où vient cette ambiance de servilité abjecte à la Smerdiakov (5) dont parle Trotsky dans sa lettre sur les déclarations de Krestinski et d’ Antonov-Ovseenko ?

Mais si l’on peut s’attendre à ce que des transfuges de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, des intellectuels et, d’une façon générale, des gens habitués à faire « cavalier seul », glissent du point de vue des idées et de la moralité, comment expliquer que le même phénomène s’applique à la classe ouvrière ? Beaucoup de camarades ont noté le fait de sa passivité et ne peuvent dissimuler leur déception.

Il est vrai que d’autres camarades ont vu en une certaine campagne menée pour la collecte du blé (6), des symptômes d’une robuste santé révolutionnaire et la preuve que les réflexes de classe sont encore vivants dans le parti. Tout à fait récemment, le camarade Ichtchenko m’écrivait (ou plutôt, a écrit dans des thèses qu’il doit avoir envoyées à d’autres camarades aussi) que la collecte du blé et l’autocritique sont dues à la résistance de la fraction prolétarienne de la direction et du parti. Malheureusement, je dois dire que ce n’est pas exact. Ces deux faits résultent d’une combinaison manigancée dans les hautes sphères et ne doivent rien à la pression de la critique des ouvriers : c’est pour des raisons ayant un caractère politique et parfois même tendancieux ou, devrais-je dire, fractionnel, qu’une partie des sommets dirigeants s’est engagée dans cette ligne. Il n’y a qu’une seule pression prolétarienne dont on puisse parler : celle dirigée par l’opposition. Mais, on doit le dire clairement, cette pression n’a pas été suffisante pour ne serait-ce que maintenir l’Opposition à l’intérieur du parti et a fortiori pour changer la politique de ce dernier. Je suis d’accord avec Léon Davidovitch (Trotsky) qui a montré, par une série d’exemples irréfutables, le rôle révolutionnaire véritable et positif que certains mouvements révolutionnaires ont joué par leur défaite : la Commune de Paris, l’insurrection de décembre 1905 à Moscou. La première assura le maintien de sa forme républicaine au gouvernement de la France, la seconde a ouvert la voie à la réforme constitutionnelle en Russie. Cependant, les effets de ces défaites conquérantes sont de courte durée si une nouvelle vague révolutionnaire ne vient pas à leur rescousse.

Le fait le plus affligeant est l’absence de réactions de la part du parti et des masses. Pendant deux ans, une lutte exceptionnellement âpre s’est poursuivie entre l’Opposition et la majorité des hautes sphères du parti et, ces huit derniers mois, des événements se sont déroulés qui auraient dû ouvrir les yeux aux plus aveugles. Cela sans que, durant tout ce temps, la masse du parti n’intervienne et le fasse sentir.

Aussi, compréhensible est le pessimisme de certains camarades, celui-là même que je sens percer à travers vos questions.

Babeuf, regardant tout autour de lui après sa sortie de la prison de l’Abbaye, commença à se demander ce qu’étaient devenus ce peuple de Paris, ces ouvriers des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau qui, le 14 juillet 1789, avaient pris la Bastille, le 10 août 1792 les Tuileries, assiégé la Convention le 30 mai 1793, sans parler de leurs nombreuses autres interventions armées. Il résuma ses observations en une phrase dans laquelle on sent l’amertume du révolutionnaire : « Il est plus difficile de rééduquer le peuple dans l’amour de la Liberté que de la conquérir« .

Nous avons vu pourquoi le peuple de Paris se déprit de la Liberté. La famine, le chômage, la liquidation des cadres révolutionnaires (nombre de leurs dirigeants avaient été guillotinés), l’élimination des masses de la direction du pays, tout cela entraîna une si grande lassitude morale et physique des masses que le peuple de Paris et du reste de la France eut besoin de trente-sept années de répit avant de commencer une nouvelle révolution.

Babeuf formula son programme en deux mots (je parle ici de son programme de 1794) : « La Liberté et une Commune élue« .

Je dois ici faire un aveu : je ne me suis jamais laissé bercer par l’illusion qu’il suffisait aux leaders de l’Opposition d’apparaître dans les meetings du parti et dans les réunions ouvrières pour faire passer les masses du côté de l’Opposition. J’ai toujours considéré de tels espoirs, caressés par les dirigeants de Léningrad (Zinoviev et autres), comme une certaine survivance de la période où ils prenaient les ovations et les applaudissements officiels pour l’expression du véritable sentiment des masses en les attribuant à ce qu’ils imaginaient être leur popularité.

J’irai même plus loin : c’est cela qui explique pour moi le brusque revirement de leur conduite auquel nous venons d’assister.

Ils étaient passés à l’opposition dans l’espoir de prendre rapidement le pouvoir. C’est dans ce but qu’ils s’étaient unis à l’opposition de 1923 (7). Quand quelqu’un du « groupe sans leaders » (8) reprocha à Zinoviev et Kamenev d’avoir laissé tomber leur allié Trotsky, Kamenev répondit : « Nous avions besoin de Trotsky pour gouverner. Pour rentrer dans le parti, il est un poids mort« .

Cependant, il aurait fallu toujours poser comme prémisse que l’oeuvre d’éducation du parti et de la classe ouvrière est une tâche longue et difficile, qu’elle l’est d’autant plus que les esprits doivent être tout d’abord nettoyés de toutes les impuretés introduites en eux par ce que sont réellement nos soviets et notre parti et par la bureaucratie de ces institutions.

On ne doit pas perdre de vue que la majorité des membres du parti (sans parler de ceux de la jeunesse communiste) a la conception la plus erronée des tâches, des fonctions et de la structure du parti, à savoir la conception que la bureaucratie leur enseigne par son exemple, sa façon d’agir et ses formules stéréotypées. Les ouvriers qui rejoignirent le parti après la guerre civile, dans leur écrasante majorité après 1923 (la promotion Lénine), n’ont aucune idée de ce qu’était autrefois le régime du parti. La majorité de ces ouvriers est dépourvue de cette éducation révolutionnaire de classe que l’on acquiert pendant la lutte, dans la vie, dans l’action consciente. Dans le temps, cette conscience de classe s’obtenait dans la lutte contre le capitalisme, aujourd’hui, elle doit se former en participant à la construction du socialisme. Mais, notre bureaucratie ayant réduit cette participation à une phrase creuse, les ouvriers n’ont nulle part où ils pourraient acquérir une telle conscience. J’exclus, bien entendu, comme un moyen anormal d’éduquer la classe le fait que notre bureaucratie, en abaissant les salaires réels, en aggravant les conditions de travail, en favorisant le développement du chômage, pousse les ouvriers à la lutte de classe et à se former une conscience de classe, mais sur une base alors hostile à l’Etat socialiste.

Selon la conception de Lénine et de nous tous, la tâche de la direction du parti consistait précisément à préserver le parti comme la classe ouvrière de l’influence corruptrice des privilèges, passe-droit et faveurs inhérents au pouvoir en raison de son contact avec les débris de l’ancienne noblesse et de la petite bourgeoisie ; à les prémunir contre l’influence néfaste de la NEP, contre la tentation de l’idéologie et de la morale bourgeoises.

Nous avions l’espoir que, en même temps, la direction du parti saurait créer un nouvel appareil, véritablement ouvrier et paysan, de nouveaux syndicats, vraiment prolétariens, une nouvelle morale de la vie quotidienne.

Il faut le reconnaître franchement, clairement et à haute voix : l’appareil du parti n’a pas accompli cette tâche qui était la sienne. Il a montré l’incompétence la plus complète dans cette double tâche de préservation et d’éducation, il a échoué et fait banqueroute.

Nous étions convaincus depuis longtemps – et les huit derniers mois auraient dû le prouver à chacun – que la direction du parti s’avançait sur le plus périlleux des chemins. Et elle continue à suivre cette route.

Les reproches que nous lui adressons ne concernent, pour ainsi dire, pas l’aspect quantitatif de son travail, mais son côté qualitatif. Ce point doit être souligné, sinon l’on va à nouveau nous submerger de chiffres sur les succès innombrables et intégraux obtenus par les appareils du parti et des soviets.

Il est grand temps de mettre fin à ce charlatanisme statistique.

Ouvrez les comptes rendus du XVème congrès du parti (9). Lisez le rapport de Kossior sur l’activité organisationnelle. Qu’y trouvez-vous ? Je le cite littéralement : « Le plus prodigieux développement de la démocratie dans le parti », « L’activité organisationnelle du parti s’est accrue de façon colossale « .

Et puis, bien entendu, pour renforcer tout cela : des chiffres, des chiffres et encore des chiffres. Et l’on nous dit cela alors qu’il y a dans les dossiers du Comité central des documents apportant la preuve de la pire corruption des appareils du parti et des soviets, de l’étouffement de tout contrôle des masses, de l’oppression la plus horrible, des persécutions, d’une terreur jouant avec la vie et l’existence des membres du parti et des ouvriers.

Voici comment la Pravda du 11 avril caractérise notre bureaucratie: « Un milieu de fonctionnaires hostiles, Paresseux, incompétents et pleins de morgue se trouve en mesure de chasser les meilleurs inventeurs soviétiques au delà des frontières de l’URSS, à moins qu’une bonne fois pour toutes un grand coup ne soit frappé contre ces éléments, de toute notre force, avec toute notre détermination et de manière impitoyable« .

Connaissant notre bureaucratie, je ne serais cependant pas surpris d’entendre ou de lire à nouveau des discours sur « le développement prodigieux » et « colossal » de l’activité des masses du parti, du travail organisationnel du Comité central pour implanter la démocratie.

Je suis persuadé que la bureaucratie du parti et des soviets existant actuellement va continuer avec le même succès à cultiver autour d’elle des abcès purulents, malgré les bruyants procès de ces derniers mois. Cette bureaucratie ne changera pas par le fait qu’on la soumettra à une épuration. Je ne nie pas, bien entendu, l’utilité relative et l’absolue nécessité d’une telle épuration. Je désire simplement souligner le fait qu’il s’agit non pas uniquement de changer de personnel, mais de changer de méthodes.

A mon avis, la première condition pour rendre la direction de notre parti capable d’exercer un rôle éducatif, c’est de réduire la taille et les fonctions de cette direction. Les trois quarts de l’appareil devraient être licenciés et les tâches du quart restant devraient avoir des limites strictement déterminées. Cela devrait s’appliquer également aux tâches, aux fonctions et aux droits des organismes centraux. Les membres du parti doivent recouvrer leurs droits qui ont été foulés aux pieds et recevoir de solides garanties contre l’arbitraire auquel les cercles dirigeants nous ont accoutumés.

On peine à imaginer ce qui se passe dans les couches inférieures de l’appareil du parti. C’est spécialement dans la lutte contre l’Opposition que s’est manifestée l’indigence idéologique de ces cadres, ainsi que l’influence corruptrice qu’ils exercent sur la base ouvrière du parti. Si, au sommet, il existait encore une certaine ligne idéologique (bien qu’elle soit erronée, faite de sophismes et mêlée, il est vrai, à une forte dose de mauvaise foi), à l’échelon inférieur cette fois, on a surtout eu recours aux arguments de la plus effrénée des démagogies contre l’opposition. Les agents du parti n’ont pas hésité à user de l’antisémitisme, de la xénophobie, de la haine des intellectuels, etc.

Je suis persuadé que toute réforme du parti qui s’appuie sur la bureaucratie n’est qu’utopie.

Résumons-nous : tout en notant, comme vous, l’absence d’esprit militant révolutionnaire à la base du parti, je ne vois rien de surprenant à ce phénomène. Il résulte de tous les changements qui ont eu lieu dans le parti et dans la composition même de la classe ouvrière. Il convient de rééduquer les masses travailleuses et les masses du parti dans le cadre du parti et des syndicats. Ce processus est en soi long et difficile, mais il est inévitable et il a déjà commencé. La lutte de l’Opposition, l’exclusion de centaines et de centaines de camarades, les emprisonnements, les déportations, bien que n’ayant pas encore fait beaucoup pour l’éducation communiste de notre parti, ont, en tout cas, eu plus d’effets en ce sens que n’en a eu tout l’appareil pris ensemble. En fait, les deux facteurs ne peuvent même pas être comparés : l’appareil a gaspillé le capital du parti légué par Lénine, d’une façon non seulement inutile mais nuisible. Il a démoli tandis que l’Opposition construisait.

Jusqu’ici, j’ai raisonné en faisant « abstraction » des faits de notre vie économique et politique qui ont été soumis à l’analyse dans la Plate-forme de l’Opposition. Je l’ai fait délibérément, car tout mon propos était de souligner les changements intervenus dans la composition et la psychologie du prolétariat et du parti, en rapport avec la prise du pouvoir lui-même. Cela a peut-être donné un caractère unilatéral à mon exposé. Mais sans procéder à cette analyse préliminaire, il est difficile de comprendre l’origine des erreurs économiques et politiques fatales commises par notre direction en ce qui concerne tant les paysans que les ouvriers ou les problèmes de l’industrialisation, du régime intérieur du parti et, finalement, de la gestion de l’Etat.

Salutations communistes,

C Rakovsky. 

Astrakhan, le 6 août 1928.


Notes

(1) Scandales financiers et affaires de mœurs impliquant des Bureaucrates que venaient de révéler la presse et la justice soviétiques.

(2) La Plate-forme de l’opposition de Gauche fut signée par treize dirigeants du Parti Communiste de l’URSS et publiée, en 1927, pour le XVème Congrès du parti.

(3) Un certain égalitarisme des revenus s’était maintenu jusque vers 1927. La bureaucratie a ensuite fortement ouvert l’éventail des salaires pour trouver des appuis dans l’aristocratie ouvrière et justifier l’accroissement de ses propres privilèges.

(4) Les quatre premiers congrès de l’Internationale Communiste se déroulèrent sous la direction de Lénine et Trotsky. Le cinquième sous celle de Zinoviev, allié à Staline contre Trotsky. Le sixième congrès (été 1928) d’une Internationale désormais contrôlée par les seuls staliniens adopta ce programme que Trotsky critiqua dans un ouvrage connu sous le nom de L’Internationale Communiste après Lénine.

(5) Personnage particulièrement répugnant dans Les Frères Karazamov de Dostoievski.

(6) Campagne lancée au début de 1928 face aux difficultés croissantes de ravitaillement et à laquelle prirent part des ouvriers voulant en découdre avec les koulaks (paysans riches). Ce revirement de la fraction au pouvoir contre des koulaks dont elle avait favorisé l’enrichissement et qui devenaient menaçants pour le régime, fut le prélude au retournement de Staline contre ses alliés, Boukharine-Rykov, chantres de l’enrichissement des campagnes.

(7) Devenue l’opposition Unifiée en 1925 quand elle fut rejointe, pour un temps, Par Zinoviev et Kamenev que Staline était en train d’écarter du pouvoir et qui avaient fondé la Nouvelle Opposition.

(8) Zinoviévistes qui, en 1927, refusèrent de suivre Zinoviev-Kamenev dans leur ralliement à Staline après l’exclusion du parti des dirigeants oppositionnels.

(9) Le XVème congrès s’était tenu en décembre 1927.

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