Elle se terminait par le triomphe de Paris, cette semaine ouverte par un coup de force contre Paris. Chaque jour l’avait avancé dans la possession de son idée. Paris-Commune reprenait son rôle de capitale, redevenait l’initiateur national. Pour la dixième fois, depuis 89, les travailleurs replaçaient la France dans le droit chemin.
La baïonnette prussienne venait de mettre au jour notre pays tel que l’avaient fait quatre-vingts années de domination bourgeoise, un Gulliver à la merci de nains. Paris venait, coupait les milliers de fils qui le clouaient au sol, rendait la circulation à ses membres atrophiés, disait : Que chaque fragment de la nation possède en germe la vie de la nation tout entière.
L’unité de la ruche et non de la caserne. La cellule organique de la République française c’est le municipe, la commune.
Le Lazare de l’Empire, du siège, ressuscitait. Ayant arraché la taie de son cerveau, secoué ses bandelettes, il allait commencer une existence neuve, vivre de sa tête, de ses poumons, tendre une main fraternelle à toutes les communes françaises régénérées. Les désespérés du mois dernier rayonnaient d’enthousiasme. On s’abordait, sans se connaître, frères par la même volonté, la même foi, le même amour.
Le dimanche, 26 mars, est un renouveau. Paris respire, comme au sortir des ténèbres ou d’un grand danger. À Versailles, les rues sont sinistres, les gendarmes tiennent la gare, exigent brutalement des papiers, confisquent les journaux parisiens, au moindre mot de sympathie pour la Ville vous arrêtent. À Paris, on entre librement. Les rues sont vives, les cafés bruyants ; le même gamin crie le Paris-Journal et la Commune ; les attaques contre l’Hôtel-de-Ville, les protestations de quelques enfiellés, s’étalent à côté des affiches du Comité Central. Le peuple n’a plus de colère, n’ayant plus de crainte. Le bulletin a remplacé le chassepot.
Le projet Picard n’attribuait à Paris que soixante conseillers, trois par arrondissement, quelle que fut sa population ; les cent cinquante mille habitants du XIe n’étaient pas numériquement plus représentés que le XVIe avec quarante-cinq mille. Le Comité Central avait décrété qu’il y aurait un conseiller par vingt mille habitants et par fraction de dix mille, quatre-vingt-dix en tout. Les élections devaient se faire avec les cartes électorales de février 71 et d’après le mode ordinaire ; seulement le Comité avait émis le vœu qu’à l’avenir le vote nominal fût considéré comme le plus digne des principes démocratiques. Les faubourgs l’entendirent, votèrent à bulletin ouvert. Les électeurs du quartier Saint-Antoine, en colonne, bulletin au chapeau, défilèrent place de la Bastille et, dans le même ordre, allèrent aux sections.
L’adhésion, la convocation des maires firent voter les quartiers bourgeois. Les élections devenaient légales puisque les fondés de pouvoir du Gouvernement les avaient consenties. Deux cent quatre vingt-sept mille votèrent, beaucoup plus relativement qu’aux élections de février. Et M. Thiers de télégraphier : « Les élections ont été désertées par les citoyens amis de l’ordre. »
Scrutin sincère d’un peuple libre. Ni police ni intrigues aux abords des salles. « Les élections se feront aujourd’hui sans liberté », télégraphia encore M. Thiers. La liberté fut tellement absolue que beaucoup d’adversaires du Comité Central furent élus, que d’autres eurent des minorités très fortes, Louis Blanc, 5 680 voix, Vautrain, 5 133, etc., qu’il n’y eut pas une seule protestation.
Les journaux modérés donnaient même des éloges à l’article de l’Officiel qui exposait le rôle de la future assemblée communale : « Avant, tout, il lui faudra définir son mandat, délimiter ses attributions… Son œuvre première devra être la discussion et la rédaction de la charte… Ceci fait, il lui faudra aviser aux moyens de faire reconnaître et garantir par le pouvoir central ce statut de l’autonomie municipale. » Cette clarté, cette sagesse, la modération qui marquait les actes officiels finissaient par gagner les réfractaires. Il n’y avait que Versailles dont les imprécations ne s’abattaient pas. Le 27, M. Thiers disait à la tribune : « Non, la France ne laissera pas triompher dans son sein les misérables qui voudraient la couvrir de sang. »
Le lendemain, deux cent mille misérables vinrent à l’Hôtel-de-Ville installer leurs élus. Les bataillons, tambour battant, le drapeau surmonté du bonnet phrygien, la frange rouge au fusil, grossis de lignards, artilleurs et marins fidèles à Paris, descendirent par toutes les rues sur la place de Grève, comme les affluents d’un fleuve gigantesque. Au milieu de l’Hôtel-de-Ville, contre la porte centrale, une grande estrade est dressée. Le buste de la République, l’écharpe rouge en sautoir, rayonnant de rouges faisceaux, plane et protège. D’immenses banderoles au fronton, au beffroi, claquent, pour envoyer le salut à la France. Cent bataillons rangent devant l’Hôtel-de-Ville leurs baïonnettes que le soleil égaie. Ceux qui n’ont pu pénétrer s’allongent sur les quais, rue de Rivoli, boulevard de Sébastopol. Les drapeaux groupés devant l’estrade, la plupart rouges, quelques-uns tricolores, tous cravatés de rouge, symbolisent tous l’avènement du peuple. Pendant que les bataillons se rangent, les chants éclatent, les musiques sonnent la Marseillaise et le Chant du Départ, les clairons lancent la charge, le canon de la Commune de 92 tonne sur le quai.
Le bruit s’arrête, on écoute. Les membres du Comité Central et de la Commune, l’écharpe rouge en sautoir, viennent d’apparaître sur l’estrade. Ranvier : « Le Comité Central remet ses pouvoirs à la Commune. Citoyens, j’ai le cœur trop plein de joie pour prononcer un discours. Permettez-moi seulement de glorifier le peuple de Paris pour le grand exemple qu’il vient de donner au monde. » Un membre du Comité Central, Boursier, le frère du petit tué rue Tiquetone, en 52 : « L’enfant avait reçu deux balles dans la tête », proclame les élus. Les tambours battent au champ. Les musiques, deux cent mille voix reprennent la Marseillaise, ne veulent pas d’autre discours. À peine si Ranvier, dans une éclaircie, peut jeter : « Au nom du peuple, la Commune est proclamée ! »
Un seul cri répond, fait de toute la vie de deux cent mille poitrines : « Vive la Commune ! » Les képis dansent au bout des baïonnettes, les drapeaux fouettent l’air. Aux fenêtres, sur les toits, des milliers de mains agitent des mouchoirs. Les coups précipités des canons, les musiques, les clairons, les tambours, se fondent dans une formidable communion. Les cœurs sautent, les yeux brillent de larmes. Jamais, depuis la Fédération de 1790, les entrailles de Paris ne furent aussi fortement secouées ; les pires gens de lettres qui écrivirent la scène eurent un instant de foi.
Le défilé fut mené très habilement par Brunel qui sut faire entrer les bataillons du dehors brûlant d’acclamer la Commune. Devant le buste de la République,
Les drapeaux s’inclinaient, les officiers saluaient du sabre, les hommes élevaient leurs fusils. Les dernières files ne s écoulèrent qu’à sept heures.
Les agents de M. Thiers revinrent, consternés : « C’était bien tout Paris ! » Le Comité Central put s’écrier dans un remerciement enthousiaste : « Aujourd’hui, Paris ouvrait à une page blanche le livre de l’histoire et y écrivait son nom puissant… Que les espions de Versailles qui rôdent autour de nous aillent dire à leurs maîtres quelles sont les vibrations qui sortent de la poitrine d’une population tout entière. Que ces espions leur rapportent l’image de ce spectacle grandiose d’un peuple reprenant sa souveraineté. »
Cet éclair eût illuminé des aveugles. Deux cent vingt-sept mille votants, deux cent mille hommes n’ayant qu’un cri, ce n’est pas un comité occulte, une poignée de factieux et de bandits comme on dit depuis dix jours. Il y a là une force immense au service d’une idée définie : l’indépendance communale. Force inappréciable à cette heure d’anémie universelle, trouvaille aussi précieuse que la boussole échappée au naufrage et qui sauve les survivants
Heure unique, dans cette histoire. L’union de notre aurore renaît. La même flamme réchauffe les âmes, ressoude la petite bourgeoisie au prolétariat, attendrit la bourgeoisie moyenne. À de tels moments on peut refondre un peuple.
Libéraux, si de bonne foi vous avez réclamé la décentralisation, républicains, si vous avez compris pourquoi Juin fit Décembre, si vous voulez le peuple de lui maître, entendez la voix nouvelle, orientez la voile à ce vent de renaissance.
Le Prussien surplombe ? — Qu’importe ! N’est-ce pas plus grand de forger l’arme sous l’œil de l’ennemi ? Bourgeois, n’est-ce pas devant l’étranger que votre ancêtre, Etienne Marcel, voulut refaire la France ? Et la Convention n’a-t-elle pas manœuvré dans le souffle de la tempête ?
Que répondent-ils ? — À mort !
Le rouge soleil des discordes civiles fait tomber les fards et les masques. Ils sont là, toujours côte à côte, comme en 1791, 1794, 1848, les monarchistes, les cléricaux, les libéraux, tous poings tendus contre le peuple, même armée sous des uniformes divers. Leur décentralisation, c’est la féodalité rurale et capitaliste, leur self-government, l’exploitation du budget par eux-mêmes, comme toute la science politique de leur homme d’État n’est que le massacre et l’état de siège.
Quel pouvoir au monde, après tant de désastres, n’eût couvé, ménagé avaricieusement ce réservoir de forces inespérées. Eux, voyant ce Paris capable d’enfanter un monde nouveau, ce cœur gonflé du plus beau sang de la France, ils n’eurent qu’une pensée : saigner Paris.