
Dans un pays où se trouvent 17 millions de pauvres, chiffre qui inclut chaque fois plus les couches des travailleurs avec emplois et avec un salaire qui ne leur permet pas de couvrir les frais nécessaires les plus élémentaires, 50% des familles vivent avec moins de 79 000 $ de revenu mensuel tandis que le panier alimentaire de base est de 83 000$.
En période de récession économique, qui dure depuis plus de 10 ans, de crises monétaires et de dévaluations récurrentes, d’inflation débridée, il est normal que, telle l’ombre au corps, y suive l’augmentation du chômage et de la pauvreté. Les deux sont devenus des éléments structurels de la société argentine.
Ainsi, dans les dernières années de la pandémie, a eu lieu le retour du mouvement « piquetero » égalant en termes d’envergure et de capacité de mobilisation. Cela est également dû au fait que les gouvernements successifs, devant l’incapacité propre de la bourgeoisie à développer l’industrie et à générer des vrais postes de travail et des ouvrages publics d’envergure, et comme tributaire des rapports de force hérités de l’Argentinazo, ont alors augmenté systématiquement la quantité de plans sociaux et de programmes comme mécanisme de contention sociale, combiné en divers niveaux et moments avec la criminalisation et la répression des secteurs en lutte (c’est précisément ce qui arrive actuellement bien que amplifié à l’ensemble des secteurs en lutte, dans ce cas les précarisés du chemin de fer des entreprises Comahue et Líderes).
Nous sommes partis de notre défense d’un mouvement des travailleurs et travailleuses indépendant du gouvernement et de l’État, démocratique, contre les organisations officielles (UTEP, barrios de Pie, CCC) qui fonctionnent comme bras de l’État dans les mouvements sociaux. Et nous défendons aussi, inconditionnellement, ses réclamations et le droit de manifester face aux tentatives de criminalisation que montent la droite et l’extrême droite (déclarations de Marra, Larreta, etc…)
Néanmoins, depuis cette direction, nous allons signaler des angles critiques pour contribuer stratégiquement, programmatiquement et politiquement à ce qui nous paraît, nous a toujours paru depuis 20 ans, comme devant être l’objectif le plus important : l’unité de classe des employés et des chômeurs.
Dans ce sens, la stratégie de notre parti a toujours été claire et est différente, presque opposée à celle du Parti Ouvrier: nous privilégions stratégiquement gagner pour la révolution socialiste la classe ouvrière la plus structurée afin qu’elle entraîne derrière elle (selon la formule classique) le reste des travailleurs, des travailleuses, des jeunes et le mouvement des femmes.
1. Un peu d’histoire
Le mouvement « piquetero » surgit comme une expression des nécessités d’un secteur de la classe travailleuse au chômage à cause des réformes structurelles du président Menem dans les années 90. Sa création a plusieurs étapes ; depuis le Santiagueñazo en 1993, passant par Cutral-Co (Neuquén), Tartagal et Mosconi (Salta), jusqu’à sa construction dans la banlieue de Buenos Aires à la fin des années 90.
Sa caractéristique principale originaire est d’être surgi comme un processus auto-organisé, par en bas, avec des secteurs travailleurs qui possédaient différents niveaux de tradition syndicale et qui reprenaient les formes et les méthodes de lutte de la classe ouvrière employée. Cela a teinté durant toute une période le processus, avec son apogée lors de l’Argentinazo et ses dernières phases.
Néanmoins, avec le Kirchnerisme au pouvoir, il y eût une orientation consciente pour diviser et fragmenter le mouvement, dans la mesure où on monta toute une série de concessions (plans, coopératives, micro-entreprenariat, etc), et aussi de mouvements sociaux créés directement par l’État, comme le mouvement Evita. Ajouté au reflux dans la lutte des classes, et au déplacement de la conflictualité dans les secteurs des travailleurs employés, eût alors lieu un processus chaque fois plus important de fragmentation et d’étatisation de ces mouvements, en plus d’une perte de sa combativité et des traditions démocratiques.
Si tout cela reflète une situation sociale critique et le naufrage permanent d’un secteur de la société dans la pauvreté et la précarité, l’élément de subjectivité actif qui a caractérisé le mouvement au début du XXème siècle, a commencé à se diluer, donnant lieu à un phénomène d’en autre genre, plus semblable à un mouvement social de type urbain qu’au moment « piquetero » des origines.
En résumé ; s’est constitué un phénomène plus proche de la pauvreté structurelle, soit plus facile à « encapsuler » bien qu’il réalise des mobilisations de masses, qu’à une fluidité avec les vaisseaux communiquant avec le reste de la classe ouvrière ( élément qui doit être pris en compte dans la stratégie et le programme de direction des mouvements indépendants, ce qu’il ne font évidemment pas).
Mais tout cela ne fait pas démériter la place qu’occupent les mouvements des chômeurs dans la société, ni l’importance de leur organisation indépendante et le fait qu’il soit lié à la gauche. Pourtant cela met bien les choses dans un endroit différent qui n’est pas celui de son simple embellissement ou celui de l’abordage « a-critique » qu’expriment historiquement les camarades du Parti Ouvrier.
2. Un programme et une stratégie qui isolent le mouvement
C’est là qu’intervient l’orientation des organisations indépendantes et de gauche qui dirigent les mouvements sociaux, où le Polo Obrero a aujourd’hui une énorme prédominance (une prédominance fondée sur 20 ans de relations avec l’État, des relations relativement indépendantes mais qui forment un va-et-vient avec les pressions sociales pour s’adapter), bien qu’il existe d’autres mouvements avec un important degré de mobilisation (MST, FOL, Libres del Sur).
Car si l’origine des mouvements est liée à l’existence de la nécessité de résoudre certaines questions élémentaires de base – ce qui est indispensable – le programme que ces organisations – le Partido Obrero en particulier – lui impriment est étroitement vindicatif, et ne parvient pas à relier le mouvement au reste des travailleurs et de la société. Bien que chacun de ces courants soulève – dans l’abstrait – des slogans politiques plus généraux (et avec des nuances entre eux), la réalité est qu’il existe une séparation nette entre leur programme maximal et une pratique politique liée à la résolution de l’élémentaire (ils n’ont pas de véritable programme de transition ; ils n’en ont jamais eu).
De notre point de vue, le bon programme part de la demande d’un véritable travail, avec des salaires conformes à la valeur du panier familial de base et aux droits du travail, ce qui pourrait passer par l’imposition d’un véritable plan de travaux publics, entre autres demandes.
C’est un débat qui dure depuis deux décennies dans le mouvement piquetero et que nous sommes fiers d’avoir défendu sans relâche dans notre expérience au sein du Frente de Trabajadores Combativos, comme nous l’avons signalé plus haut.
Bien que nous sachions que la lutte pour l’obtenir n’est pas simple, elle a la valeur de signaler une stratégie pour le mouvement, une perspective au-delà de la couverture de la nécessité nue. C’est que l’idée associée aux mouvements de se mobiliser pour des plans alimentaires et sociaux, et rien d’autre (dans ce cas, pour obtenir des augmentations des plans, ce que le gouvernement refuse unilatéralement), nous condamne finalement à ne pas résoudre la situation de fond : que les chômeurs cessent d’être des chômeurs et rejoignent les rangs de la classe ouvrière salariée.
Les plans sociaux et la nourriture sont un palliatif – très précieux – mais ils n’élèvent pas le mouvement au-dessus de ses besoins, et tendent à le séparer du reste de la classe ouvrière, le laissant exposé aux campagnes de diabolisation des médias et de la droite, et à la confusion dans les secteurs des travailleurs qui ne s’y reconnaissent pas.
L’exigence d’un véritable travail comme programme de transition, pour montrer que l’on veut travailler et pas seulement recevoir un plan, a au contraire la vertu d’unir la classe ouvrière employée et chômeuse, en établissant entre elles de plus grands vases communicants.
C’est la seule façon possible de collaborer à la construction de l’avant-garde de la classe ouvrière » dont on parle tant et que des organisations comme le Partido Obrero mettent en avant… Quelle sorte d’avant-garde peut être constituée sans un programme pour le reste de la société ? Comment est-il possible de faire appel à l’ensemble des travailleurs avec des slogans étroitement vindicatifs et partiaux pour le mouvement ?
3. Le fonctionnement des mouvements
La massification des mouvements sociaux, si elle a bien engendré des éléments de conquêtes partiels, comporte un grave problème en fonctionnant étroitement par la voie de la croissance des plans sociaux et de l’assistance de l’État ; une forme de « clientélisme bureaucratique » (qui d’une manière ou d’une autre constitue le cordon de transmission des pressions de ce même État). Ce mode de fonctionnement dans la constitution des grandes organisations dans l’élan de l’assistance gouvernementale, ajouté à un programme étroitement revendicatif, produit une logique dans laquelle les camarades participent aux actions en étant forcés par les circonstances de la poursuite du plan, et pas comme produits d’un progrès de leur conscience politique ( et de cette manière il est impossible de construire un « mouvement populaire socialiste » comme affirmé par le PO en tant qu’objectif actuel!)
La gestion des plans sociaux, de l’aide, des mini-entreprises et des coopératives, sont nécessaires en tant qu’il s’agit des revendications primaires du mouvement. Néanmoins, on ne peut pas ignorer qu’ils génèrent des pressions objectives en élevant les représentants de ces mêmes organisations comme médiateurs avec l’État, et que, la sélection étant traitée par les mouvements sur des critères contraignants de listes, ils permettent un certain control par ces mêmes sur leurs intégrants.
Les organes de base, peu nombreux ou inexistants, qui existent dans les organisations contribuent à leur contrôle par le haut, et les actions sont liées à une mobilisation strictement basée sur les besoins. En fait, il est très courant que des individus et des groupes passent d’une organisation à une autre afin d’obtenir plus de ressources dans un mouvement que dans un autre.
Pour que les organisations de masse de ce type acquièrent un plus grand degré de conscience politique, en plus de l’importance d’un programme qui ne soit pas simplement basé sur des revendications, mais sur une base de classe et anticapitaliste, il doit y avoir un processus de politisation qui part de leur pratique quotidienne. Si la pratique se réduit à l’obtention de plans sociaux, elle est certainement très limitée. Si elle s’oriente vers la lutte pour un véritable travail, vers le soutien des luttes de la classe ouvrière, vers le dialogue avec les travailleurs salariés et l’unité de classe, un plus grand champ d’action est établi pour le développement de la conscience politique et des liens plus forts sont tissés avec le reste de la société.
4. Un « maoïsme » d’un nouveau genre
Dans cette section, nous approfondirons la polémique avec la stratégie et l’action du Partido Obrero (Parti des travailleurs) dans le mouvement des chômeurs. Il est bien connu que cette organisation a eu un tournant très important vers le secteur depuis la fin des années 1990, et qu’à la suite de l’Argentinazo, elle a absolutisé le phénomène au point de le constituer en « sujet piquetero »…
Cette caractérisation était telle qu’elle a progressivement concentré son activité sur elle. Et s’il conserve des regroupements syndicaux historiques, voire une influence dans certains syndicats, il est notoire pour la primauté qu’il a donnée à une » stratégie piqueteriste » au détriment du mouvement étudiant et surtout du mouvement ouvrier au sens le plus stratégique du terme. Il a atteint une visibilité publique grâce à son pouvoir de mobilisation, et parce qu’il est la face visible d’un secteur des mouvements sociaux qui reste indépendant de l’État (son élément progressiste, malgré l’erreur de sa stratégie).
Dans un article récent (« La gauche et le mouvement piquetero », par Pablo Giachello) ils lèvent le doigt contre les organisations qui, selon eux, « ont tourné le dos au gigantesque processus d’organisation et de lutte du secteur le plus plébéien de la classe ouvrière argentine », parmi lesquelles ils désignent notre parti, le Nouveau MAS, nous qualifiant de « gauche conservatrice », etc…
Le PO, qui s’arroge le surnom d' » audace révolutionnaire » (et a livré AGR sans honte ni gloire et était absent au milieu de la Journée du 14 décembre 2017 contre Macri), accumule tous les problèmes et contradictions que nous avons signalés plus haut : un programme simplement vindicatif, une pratique étroitement corporatiste et une gestion par le haut du mouvement social, sans horizon stratégique qui propose une issue pour l’ensemble des travailleurs.
Ajoutez à cela l’énorme pression que l’administration d’environ 60 000 plans sociaux génère pour toute organisation qui prétend être une avant-garde – nécessairement limitée numériquement, étant donné l’absence de conditions pour la montée de la lutte des classes et la radicalisation politique – ce qui introduit nécessairement un élément de médiation entre le parti/mouvement et le bénéficiaire.
En fait, l’orientation « piquetera » du PO présente des caractéristiques qui l’assimilent de plus en plus à une certaine forme de « maoïsme » d’un nouveau type. Pour le marxisme révolutionnaire, le cœur de sa stratégie est lié aux secteurs concentrés de la société, de la classe ouvrière occupée qui tient les leviers de la production sociale, au centre de la production capitaliste et des moyens de production, au mouvement étudiant, etc. Nous nous battons pour l’appropriation des leviers du système, afin de construire une nouvelle société à partir de là.
En revanche, le PO a axé sa stratégie sur une construction de type quartier/urbain (a priori, nous ne sommes pas contre en soi – nous comprenons simplement qu’il existe un ordre de priorité qui va de la classe ouvrière employée au reste des secteurs) qui inverse la logique de la périphérie vers le centre, au lieu de celle du centre vers la périphérie.
Le maoïsme a fonctionné avec une logique similaire : l’énorme mobilisation d’une paysannerie atomisée de la campagne à la ville, dirigée d’en haut, sans traditions démocratiques ou militantes, et complètement éloignée des sentiments et des expériences de la classe ouvrière chinoise, qui a été un spectateur muet de la révolution de 1949 (mais pas de la révolution de 1925-27, où elle a été le protagoniste absolu, et finalement massacrée par le Kuomitang, avec la complicité du stalinisme).
La place conquise par le mouvement piquetero ces dernières années comme expression de la crise sociale et de la croissance de la pauvreté et de la précarité, doit être corrélée à un programme, une stratégie et une pratique qui tendent à unir les liens avec le reste des travailleurs occupés et le reste des opprimés et exploités. La seule façon d’aller jusqu’au bout est d’abandonner les stratégies purement « piqueteristes » au profit d’un programme d’unité de classe qui lutte pour un véritable travail