Paru dans Izquierda Web, le 22 septembre 2022
La secrétaire adjointe du syndicat de base des travailleurs de la livraison par application (Sitrarepa), le premier du genre en Argentine, s’appelle Belén. Elle préfère que son nom apparaisse dans l’interview, sans son nom de famille : personne, même pas les dirigeants de ce nouveau syndicat, ne veut être bloqué de Rappi ou de Pedidos Ya, en représailles à l’organisation. « Ce sont des licenciements déguisés », précise-t-elle. Loin des Moyano ou des Cavalieri (bureaucrates syndicaux), cette syndicaliste gagne sa vie en livrant des repas. C’est dans cette marche, dans ce pédalage, qu’elle et d’autres camarades ont compris qu’ils devaient s’organiser pour cesser de normaliser l’immense précarité de leur travail.
L’histoire d’un métier
La migration de la main-d’œuvre en chômage envers les applications de livraison a vécu son expansion pendant la vague pandémique. Lorsque le monde se mit à l’arrêt, dans une secteur de l’économie s’ouvrait pour les sans emploi sous la simple possession d’un téléphone portable. Pour ceux qui étaient au bas de l’échelle, rester à la maison n’était pas une option.
« Nous avons remarqué une grande contradiction. Nous devions présenter un certificat de « travailleur essentiel » pour nous déplacer, mais nous n’avions aucun droit en tant que tel », explique Belén. Ceci, en plus du fait qu’aucune application ne leur garantissait ne serait-ce que les fournitures de base pour se protéger du virus. « Nous étions complètement exposés, il n’y avait pas de gel hydroalcoolique et les masques ont commencé à arriver mais plus tard », se souvient-elle.
Le syndicat est né en 2020, au moment pic de l’isolement social. A la chaleur des arrêts de solidarité pour s’abriter du froid, ou simplement pour parler à un autre chauffeur-livreur, la solidarité l’emporte dans une industrie qui encourage l’individualisme extrême. En fait, leur premier objectif n’était pas un salaire de base, et encore moins une assurance contre les risques professionnels. Le combat était contre l’isolement: « L’organisation a commencé sur la base de nous rassembler pour nous soutenir aux portes des centres commerciaux et des commerces d’alimentation, comme Abasto ou Plaza Serrano ». Ils y ont également installé des toilettes publiques.
Aujourd’hui, Sitrarepa compte 2 500 membres dans tout le pays. Parmi eux, certains travailleurs de Mercado Flex et de Rapi Boy qui ont également adhéré. D’après l’employeur il s’agit d’un statut de « collaborateur » de l’entreprise. Désormais, la prochaine étape consiste à être reconnu par le ministère du travail, ce qui leur permettra de représenter les livreurs et de faire valoir leurs droits auprès de l’État et des entreprises du secteur de livraison.
Pour en arriver là, ils ont d’abord dû se plaindre aux bureaux des entreprises : « Nous nous sommes rendu compte que c’étaient des entreprises fantômes, personne ne s’est déplacé pour nous donner une réponse », se souvient-elle. Lorsqu’ils ont porté leurs plaintes devant le ministère, ils ont également été déçus : « Ils nous ont dit qu’ils n’étaient pas compétents, car nous sommes bien sûr des « collaborateurs », relation établie par l’entreprise. En fait, ils n’étaient pas non plus organisés sous une structure syndicale. Maintenant, à force d’insistance, la demande de reconnaissance syndicale est dans un dossier ministériel, c’est là qu’il devrait bouger.
Les réclamations principales
Dans l’immédiat, la Sitrarepa demande une augmentation des tarifs facturés pour chaque envoi. « Nous n’arrivons pas à nous en sortir », décrit-elle. « Deuxièmement, nous demandons la reconnaissance de notre travail. Nous demandons à être reconnus comme des travailleurs », ajoute-t-elle. Et, de là, l’accès à un régime plus régulier : « Avoir la sécurité sociale, les jours de maladie, les congés payés et tous les droits ». Belén poursuit : » Les outils du métier, pour avoir une assurance tous risques. S’il arrive quelque chose à notre moto ou à notre vélo, quelqu’un doit s’en occuper, car c’est nous qui devons le financer de notre poche. Aussi si le téléphone se casse. Nous supportons tous les coûts du travail, et les entreprises en tirent les bénéfices. Pour que ces revendications trouvent leur chemin, dit Belén, elles ont besoin de « la reconnaissance de l’outil syndical ». En attendant, tout est débattu dans les arrêts de solidarité dans les rues.
Un travail sans horaires ?
On pense généralement que ce travail « free lance » ne comporte pas d’heures de travail, mais ce n’est pas le cas. S’il est vrai que les livreurs peuvent adapter leurs horaires préférés chez Rappi, Pedidos Ya et Rapiboy, ils doivent choisir des créneaux horaires pour aller livrer les commandes. Les gardes, explique Belén, peuvent durer trois ou quatre heures. Et il faut vraiment bosser dur à condition de se faire pénaliser par l’application. Beaucoup réservent un créneau, se reposent pendant une heure, puis utilisent à nouveau le créneau suivant.
« Un livreur, pour gagner un salaire de 80 000 pesos, doit travailler au moins huit heures, six jours par semaine », dit-il. Comme s’il s’agissait d’un jeu vidéo, mais dans la vie capitaliste, la position dans le classement du livreur est essentielle pour gagner plus d’argent. Ce classement est déterminé par les trajets parcourus et la productivité.
D’autre part, comme il s’agit d’un travail informel, les entreprises demandent à leurs livraisons de facturer afin de pouvoir les payer. En général, cela se fait une fois tous les 15 jours. C’est un moyen pour l’entreprise de justifier ses dépenses auprès des autorités fiscales, mais sans reconnaître la relation de travail, ce qui lui permet d’économiser tous les coûts que cela implique.
Mais un régime de travail classique, avec des heures de travail fixes, serait-il compatible avec le monde des plate-formes ? La flexibilité permet également à une personne dans le besoin de trouver rapidement un emploi. « Ce travail par application atomise les travailleurs, et nous fait nous tenir seuls contre le monde, face à toute la précarité. Il faudrait discuter avec tous les camarades de ce que devrait devenir en termes de formalité administrative. », dit Belén.
Forum d’alternatives à l’Ubérisation à Bruxelles
L’avancée de la technologie « contre » les droits du travail est un débat qui n’est pas seulement présent en Argentine. En effet, début septembre, le troisième forum d’alternatives à l’uberisation a eu lieu à Bruxelles, où un représentant de Sitrarepa a participé. Des expériences internationales y ont été partagées et diverses possibilités ont été discutées pour donner plus de garanties aux travailleurs immergés dans les écrans de leurs téléphones portables.
Ceci, alors que le Parlement européen a entamé une série de panels pour exposer et analyser une éventuelle réglementation des travailleurs par application, en considérant le rôle des algorithmes et de l’automatisation dans le contrôle des entreprises. Il y a notamment la possibilité d’un appel d’air en provenance du vieux continent, qui pourrait avoir son rebond dans le reste du monde.