Il n’est pas utile de s’attarder sur les discours qui ont accompagné ses actions du congrès, tous en rapport avec des accusations de corruption. La crise politique péruvienne est bien loin de se résumer à une crise d’éthique des fonctionnaires publiques, elle est en fait bien plus profonde ; il s’agit de la crise de tout un régime politique et de son incapacité à gouverner le pays.
Tandis que Castillo a tenté, de manière insolite, de se diriger vers une sorte de « bonapartisme » en fermant le parlement pour éviter le coup, l’action susdite donna l’impulsion qui manquait aux forces de la droite fujimoriste, qui l’avaient déjà essayé trois fois, pour rendre effective la destitution à travers le congrès. Une fois réalisé le coup et Castillo arrêté, le mécontentement populaire a explosé contre les auteurs de celui-ci. Désormais le pays est mobilisé, les routes sont paralysées et le gouvernement renversé tandis que s’abat la répression.
Le déroulement des faits reflète assez fidèlement la dynamique dans laquelle s’est engagé la réalité péruvienne non depuis les derniers jours mais bien depuis les dernières décennies. Au moins depuis la chute de la dictature de Alberto Fujimori en 2000.
Contradictions ingouvernables
Avec la chute de Fujimori, les principales forces politiques de la bourgeoisie se sont succédés les unes aux autres sans qu’aucune ne puisse établir une hégémonie claire dans le pays. Non seulement les partis contre leurs rivaux, mais également le régime dans son ensemble, la simple « offre » du personnel politique capitaliste du pays n’a jamais réussi à constituer un « casting permanent » qui incarnerait de façon plus ou moins représentative certains intérêts de classe, de fractions de classe et de leurs rapports de force.
La dictature est tombée avec un énorme rejet populaire, pratiquement unanime dans les classes ouvrières et populaires, mais en gardant un appuie important dans les petites bourgeoisies urbaines, en particulier à Lima.
Pour les classes dominantes, la bourgeoisie commerciale de la capitale et celle en relation avec l’exploitation des ressources naturelles dans l’intérieur, le fujimorisme avec lequel ils avaient été alliés pendant une décennie était devenu insoutenable politiquement. En pleine hégémonie de la globalisation néolibérale, au Pérou subsistait encore une dictature qui semblait anachronique dans son propre moment historique, dans le style de celles qui proliférèrent en Amérique latine dans les années 60 et 70. Le monde avait changé en profondeur depuis lors.
Mais si Fujimori est tombé, il n’en fut pas de même pour le fujimorisme, qui continua à s’étendre comme une force parlementaire jusqu’à aujourd’hui. De fait, et c’est là un point central qui explique la crise, la droite fujimoriste subsista comme l’unique force politique forte et relativement stable du régime, qui maintient une base sociale d’appui important dans les classes moyennes et une partie de la bourgeoisie.
C’est là ce qui explique que, pratiquement durant vingt ans, tout gouvernement qui arrivait à travers des élections était brutalement chargé par le parlement, dans lequel le fujimorisme s’est toujours maintenu comme une forte minorité. Celui-ci a toujours agi en se protégeant derrière les cas de corruption, visant encore aujourd’hui un retour au pouvoir qui ne soit empêché par aucun autre gouvernement stable. Un élément étrange dans un pays latino-américain ; au Pérou le pouvoir législatif est le plus fort des trois, et l’exécutif est le plus faible. L’inverse est en général la règle.
Le régime politique est ainsi depuis des années dans une impasse ; le fujimorisme est l’unique force capitaliste forte, mais une partie de la bourgeoisie tend à y résister d’un côté, et de l’autre, c’est la majorité populaire qui s’y oppose massivement. La seule force qui semble capable de gouverner le pays dans ces années est à la fois la contestée socialement et celle qui questionne le plus, à droite, l’institution démocratico-bourgeoise du pays.
Les autres partis de la bourgeoisie, pendant ce temps, se fondent et se refondent de crise en crise, incapables qu’ils sont de s’appuyer de manière claire sur quelque force sociale, faibles face aux attaques parlementaires du fujimorisme et de ses alliés. Son ascension et sa chute devrait être une question de quelques années comme le démontre l’expérience récente.
Un ras le bol contre tout un système
L’arrivée de Castillo au pouvoir, à la suite d’une campagne électorale extrêmement polarisée qui dériva dans un ballottage entre ce dernier et Keiko Fujimori, réveilla certaines attentes parmi les travailleurs, les paysans et le peuple indigène. Pour la première fois le président ne ressemblait pas à un politicien ; un instituteur rural provenant de l’intérieur et dont la trajectoire avait été liée plus au syndicalisme qu’à la simple politique. Le fujimorisme centra sa campagne contre le « communisme » supposément représenté par Castillo.
Ce qui est sûr, c’est que le gouvernement de Castillo fut bien loin des même assez modérées revendications des secteurs populaires. De fait, en avril de cette année, a explosé une série de manifestations contre le gouvernement à cause de l’augmentation des combustibles, lesquelles furent réprimées par la police. La direction économique prise par le gouvernement dans l’année suivant son arrivée au pouvoir n’a jamais été bien claire. Tout ce qui est sûr, c’est qu’il n’a résolu aucune des demandes populaires qui s’étaient faites entendre dans la campagne électorale.
Néanmoins, avec la destitution et l’arrestation de Castillo, les protestations et la réprimande populaire explosèrent dans tous le pays. L’axe central qui les motive n’est pas tant d’appuyer le président arrêté, ce qui se fait encore dans certains secteurs, que le rejet du putschisme.
Étant tellement identifié avec le fujimorisme, c’est vers le parlement que se dirige la colère populaire. Par extension, à tout le régime, le système politique, s’agissant du principal organe de pouvoir du pays.
Ce mécontentement envers tout le régime avait déjà été exprimé en 2020 dans une série de mobilisations qui amenèrent à la chute du gouvernement de Manuel Merino. Des milliers de jeunes et de travailleurs sortirent alors à la rue pour dénoncer l’illégitimité du gouvernement et pour exprimer leur rejet de toute la classe politique. Merino a été seulement cinq jours au pouvoir, après que le parlement ait destitué le président anterieur, Martin Vizcarra, pour inaptitude morale, tandis que lui-même avait pris la place d’un autre sortant, Pedro Pablo Kuczynski.
Le coup contre Castillo est un chapitre en plus dans la crise sans fin du Pérou, dans laquelle peut se révéler fondamental le rôle tenu par les mobilisations contre le putschisme. Sans la réaction de la classe travailleuse contre le coup, la destitution de Castillo aurait probablement donné le pouvoir à Keiko Fujimori, qui fait désormais pression pour un appel rapide aux élections. Maintenant, le très faible gouvernement de Dina Boluarte, dont le seul soutien est l’appui de circonstance du fujimorisme et de la reconnaissance internationale, devra essuyer la crise, tandis qu’il essaie de l’écraser par la répression de la mobilisation populaire.
Ce qui est sûr, c’est qu’aucun secteur capitaliste de la politique péruvienne peut offrir une sortie progressive de la crise. Seule la mobilisation populaire peut en proposer une, qui implique vaincre le coup et la droite, et ainsi ouvrir une voie indépendante.