Milei : Une déclaration de guerre contre la classe ouvrière

Premiers éléments de bilan et d’orientation après les élections présidentielles primaires en Argentine.

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Paru dans Izquierda Web, le 17 août 2023. 

 

« Il n’y a pas eu un seul épicentre de ce tremblement de terre électoral, mais il y a eu une origine : la ville de Buenos Aires. Cependant, ce n’est pas là qu’il a atteint sa plus grande magnitude ce dimanche, mais dans les répliques en province. Contrairement à ce que nous pensions, il s’agissait d’un vote de l’intérieur (…) [Milei] Il s’est imposé dans les zones populaires de la banlieue de Buenos Aires et dans les provinces. Ce qui est frappant, ce sont les provinces : Mendoza, San Juan et San Luis. »

Federico González del Solar, La Nación, 15 août 2023

 

Dans ce premier texte, nous voulons nous concentrer sur les éléments les plus objectifs en ce qui concerne le bilan politique des élections primaires (PASO). L’analyse comparative autour des résultats de la gauche révolutionnaire sera traitée dans d’autres textes, même si nous partons du principe que, de toute évidence, les résultats aux élections de l’extrême gauche en général ont été très faibles. Dans ce cadre, notre parti a mené une campagne électorale historique qui va au-delà des maigres résultats en termes de voix (bien que les proportions avec les autres partis ne soient pas mauvaises). Au-delà de notre taille actuelle, cette campagne nous prépare pour les batailles à venir, pour l’intervention dans la guerre des classes qui viendra.

Bien que nous essayons d’apporter des éléments de définition, il faut garder à l’esprit qu’il s’agit d’élections primaires. Beaucoup de choses peuvent changer d’ici octobre (et éventuellement novembre). Dans l’immédiat, une nouvelle conjoncture s’ouvre, durant laquelle nous devons faire un travail d’explication patiente pour préparer le passage à l’action. Il faut entamer un dialogue avec la société exploitée et opprimée.

En tout cas, dans ce texte nous allons aborder les définitions les plus générales sur ces élections inédites qui ont vu l’émergence de Milei, un personnage d’extrême droite sans précédent. Nous ajouterons quelques notes sur la conjoncture immédiate et sur le bilan politique de la gauche révolutionnaire et de notre parti. Toutes ces définitions sont bien évidemment à débattre collectivement au sein du parti et de l’avant-garde élargie afin de parvenir à plus de précision dans la politique et l’orientation.

 

La signification de l’irruption électorale de Milei

Par la somme arithmétique des votes, Milei a la possibilité concrète d’emporter l’élection générale. On verra si des événements de la lutte des classes peuvent renverser la situation. Si nous ajoutons les 31% de Milei et le 17% de Bullrich, nous atteignons presque 50%. Si Milei arrive au pouvoir (quelque chose encore à vérifier dans les mois à venir), cela serait une déclaration de guerre contre la classe ouvrière argentine. La classe ouvrière n’est peut-être pas pleinement consciente des enjeux, nous sommes encore au début de cette expérience. Nous écrivons cet article dans la foulée des événements, nous commençons à voir des réactions et des débats sur les lieux de travail par rapport à ceux qui ont voté pour Milei. 

Un gouvernement de Milei en Argentine serait complètement déconnecté des rapports de force réels entre les classes. Nous rappelons qu’au Brésil, il y a eu un processus politique avant l’arrivée de Bolsonaro au gouvernement en 2018. Il y a eu des mobilisations de droite en 2015 et 2016, sans oublier que les journées progressistes de 2013 contre le gouvernement de Dilma Rousseff ont fini par virer à droite. La victoire de Bolsonaro a eu lieu après le coup d’État parlementaire qui a viré Dilma du gouvernement. A ce moment, le PT n’avait rien fait pour l’empêcher. Tout comme lors de la trahison de Lula, qui s’est rendu volontairement à la justice pour aller en prison (avec sa célèbre phrase « J’ai confiance en la Justice »). De plus, le gouvernement de Michel Temer, avec les contre-réformes du travail et des retraites, a complété la séquence réactionnaire précédente à la victoire électorale Bolsonaro. 

En d’autres termes, au Brésil il y a eu une série de défaites et pas seulement des événements purement électoraux. Certains marxistes sont allés jusqu’à dire que le Brésil traversait une phase « glaciale », profondément réactionnaire. C’est dans ce contexte plus général, et pas seulement électoral, que Bolsonaro est arrivé au pouvoir, c’est-à-dire après tout ce processus antérieur. Bolsonaro était plutôt la conséquence de ce processus et non son premier mouvement.

En Argentine, le phénomène de Milei reste un phénomène purement électoral, bien qu’il soit lié au bilan du Kirchnerisme au pouvoir : l’échec du progressisme (le « réformisme sans réformes »). Il y a un autre élément plus profond et de plus longue durée qui est lié à l’épuisement de l’Argentinazo. [1] Les limites de cette expérience montrent qu’elle n’a pas eu d’impact dans le mouvement ouvrier au-delà du processus de recomposition de l’avant-garde ouvrière marqué par des luttes et des défaites (Kraft, Gestamp et Lear), et aussi par des luttes et des victoires (plus ou moins résorbées) comme celle des travailleurs du pneu.

Mais il ne s’agit pas seulement de l’Argentinazo. L’élection de Milei est objectivement, sans aucun doute, un vote réactionnaire. C’est une provocation structurelle contre le mouvement ouvrier argentin, que même la dictature militaire n’a pas été en mesure d’écraser. Même la dictature, avec ses 30 000 disparus, n’a pas pu mettre fin aux syndicats, malgré le rôle sinistre joué tout au long de cette période par la bureaucratie syndicale.

Milei n’est pas Menem. [2] Le phénomène Milei menace d’être plus profond et plus réactionnaire. Logiquement, il faudrait encore qu’il gagne les élections et qu’il mette en œuvre ce qu’il annonce. Tout cela n’est pas du tout gravé dans le marbre.

Celle de Menem était une attaque « économique » et une attaque syndicale. Bien sûr, nous n’oublions pas le pardon aux militaires. Menem était réactionnaire, mais à la manière d’un politicien péroniste traditionnel, avec des liens avec les partenaires sociaux. Milei, c’est une autre chose : c’est un personnage d’extrême droite qui peut accéder à la présidence par le biais du régime de 1983, par le biais de la démocratie bourgeoise, ce qui est sans précédent dans l’Histoire du pays.

Cependant, bien que ce serait une grave erreur de sous-estimer Milei ou Bullrich, ça serait aussi une erreur de perdre de vue toutes les médiations qui existent, de se laisser impressionner et de les surestimer. Il se trouve que les gens de La Liberté Avance jouent avec le feu. Leur programme est une provocation. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie qu’il doit y avoir un processus dans la lutte des classes, un processus matériel. Parce qu’il ne s’agit pas seulement d’une attaque contre le mouvement des chômeurs, des jeunes ou des femmes : il s’agit d’une attaque majeure contre la classe ouvrière, contre les syndicats, et contre toutes les conditions de travail et de vie de la classe ouvrière. En Argentine, elles sont étroitement liées au péronisme, à la structure du péronisme et à la bureaucratie syndicale.

C’est une attaque contre toutes les conditions de la classe ouvrière ? Ce n’est pas simple de répondre. Bien que la bureaucratie syndicale péroniste soit perfide, de droite et soumise, nous devrons voir si la classe ouvrière répond face au danger en dépassant la bureaucratie. Il y aura certainement des moments d’unité d’action et de front uni avec le kirchnerisme, dans lesquels, dans tous les cas, nous devrons veiller, sans sectarisme, à maintenir notre indépendance politique et notre indépendance d’action.

Il est également vrai que l’appareil de la bureaucratie argentine a ses propres intérêts et, en ce sens, est également une structure politique et pas seulement syndicale. Dans les années 90, la majorité de la bureaucratie de la CGT s’est alignée sans réserve sur Menem. Le MTA, le CTA et le CCC ont réclamé quelques revendications, mais sans conséquence ; c’est l’irruption d’un mouvement piquetero de masse, de caractère indépendant à l’époque, qui a fait tout basculer. Mais Menem ne s’est pas attaqué à la structure même des syndicats, comme menace de le faire Milei.

En outre, il existe un autre problème central pour les perspectives à venir : le phénomène électoral de Milei s’affirme en grande partie dans l’intérieur du pays. Cependant, en Argentine, depuis la chute de la dictature, les choses se décident dans le centre politique à Buenos Aires.

Il s’agit d’une différence géostratégique importante avec le Brésil, par exemple, qui est un pays-continent décentralisé, avec plusieurs centres, et dont la capitale, Brasilia, est isolée à deux milles kilomètres de São Paulo, Rio de Janeiro, Belo Horizonte et Porto Alegre. Milei obtient 17 % dans la capitale et 25 % dans la province de Buenos Aires. C’est un trait classique des révolutions et des contre-révolutions : l’intérieur à la traîne, plus à droite que le centre politique. La révolution allemande de 1919 a échoué parce qu’elle n’a pas pu entraîner le reste du pays, tout comme la Commune de Paris en 1871. Le succès de la Révolution russe de 1917 est dû au fait qu’elle a entraîné le reste du pays, et le succès de la Révolution française est dû au fait qu’elle a entraîné la paysannerie.

Milei n’a pas gagné dans le centre du pays, c’est un fait objectif, ce n’est pas une pure analyse. Le vote en faveur de Milei montre une certaine perte de repères de classe. Mais nous devons examiner sa composition : quelle est la participation de la classe ouvrière dans ce vote ? Non celle des « pauvres » ou des « personnes en situation précaire ». La composition du vote pour Milei doit être discutée calmement et en profondeur au sein de la gauche révolutionnaire et de notre parti. Il ne s’agit pas essentiellement d’un vote ouvrier, mais d’un vote des secteurs les plus pauvres et les plus exclus, ainsi que de la classe moyenne réactionnaire de l’intérieur et des jeunes hommes qui réagissent aux acquis du mouvement des femmes et à la rupture des relations traditionnelles entre les hommes, les femmes, la communauté LGBT, etc.

Tous les phénomènes similaires, : Bolsonaro, Vox, le Front National, ne montrent pas essentiellement un vote ouvrier ; le vote ouvrier est fondamentalement allé à Massa, au moins dans la banlieue de Buenos Aires. Le vote de Milei est alimenté par des éléments de déclassement, de petits propriétaires terriens, de travailleurs précaires ou de personnes qui détestent les aides sociales, le clientélisme du péronisme, l’avancée du mouvement féministe, etc. Dans ce sens, il s’agit d’un vote assez « transversal », mais il ne s’agit pas, essentiellement, d’un vote de la classe ouvrière ou de la jeunesse plus ou moins éduquée, ni, logiquement, des femmes.

Milei a un autre problème, plus organique, plus structurel : du moins jusqu’à présent, il n’a pas le soutien des forces armées, comme Bolsonaro. Il se peut que les militaires argentins aient de la sympathie pour Milei, mais ce que nous disons, c’est que les forces armées argentines n’ont pas aujourd’hui (du moins jusqu’à présent) la place qu’elles ont au Brésil. Les libertariens n’ont pas non plus le soutien des églises évangéliques pour le moment. Qu’ont-ils ? Avec quels soutiens vont-ils faire la guerre à la classe ouvrière argentine ?

Bien sûr, tout cela peut évoluer. Il n’est pas non plus nécessaire d’établir une définition qui relativise les choses, même si, nous insistons là-dessus, il n’est pas non plus nécessaire de se laisser impressionner. Nous ne savons pas encore ce que la bourgeoisie va décider. Par exemple, Milei doit établir une relation avec le FMI. Jusqu’à présent, il s’est consacré à le dénoncer et à affirmer que s’il arrivait au gouvernement, il ferait « un ajustement économique beaucoup plus fort que celui du FMI ».

Ce qui est clair, c’est que Milei partira en guerre contre les travailleurs s’il arrive au pouvoir. Pour ce faire, il pourrait bénéficier du soutien de Macri ou de Bullrich par exemple. Le danger qu’il représente ne doit absolument pas être sous-estimé, outre le fait qu’il sera sans doute légitimé par l’effondrement du progressisme.

Milei critique ouvertement le concept même de « justice sociale », défend l’égoïsme social, une idée issue de l’arsenal de « l’entrepreneuriat » à la Bolsonaro, le “self-made man” du libre marché. On ne sait pas encore quel degré de légitimité il peut avoir. Nous ne savons pas non plus s’il gagnera les élections. Il faut laisser passer quelques jours et commencer à organiser la riposte sur la base d’une explication patiente du phénomène, de sa portée et de ses limites.

Mais nous répétons qu’il est également vrai que s’il gagne électoralement, il y a des réserves dans la classe ouvrière : Nous irons sans aucun doute à la guerre de classe ! C’est une analyse matérialiste des rapports de force, surtout dans le centre du pays.

Tout cela n’enlève rien à l’importance des 31% de voix. En ce sens, le bilan est brutal, il faut le dire clairement, c’est un choc. Parce qu’il s’agit d’une réaffirmation du capitalisme face aux échecs des progressistes ; d’une réaffirmation des règles du marché, de la propriété privée. C’est ce que la classe capitaliste vient de faire par Milei : réaffirmer les règles du jeu du capitalisme !

C’est quelque chose de profond. Dans le cadre d’une remise en cause globale du capitalisme, ces types se réaffirment, d’où leur contenu très réactionnaire. 9] Au niveau international, il y a deux phénomènes : il y a une remise en cause du capitalisme, notamment chez les jeunes : nouvelle classe ouvrière précaire, comme les livreurs, les écologistes, les mouvements de femmes, les mouvements d’autodétermination nationale, etc… Mais il y a également l’affirmation réactionnaire explicite du capitalisme, ce qu’expriment Trump, Bolsonaro, Netanyahou, etc. Ce n’est pas par hasard que Milei situe l’Israël parmi ses alliés internationaux potentiels et affirme que s’il gagne les élections, il transférera l’Ambassade argentine de Tel-Aviv à Jérusalem, une provocation ouverte à l’égard du peuple palestinien.

Cette réaffirmation réactionnaire du capitalisme a obtenu 30% des voix (en plus des 17% de Bullrich) ; il ne faut pas la sous-estimer. En France, le Rassemblement National n’a jamais dépassé 25 % au premier tour.

Voilà donc la situation : c’est sérieux, mais rien n’est déjà joué à l’avance. Si nous disions que la situation n’était pas grave, nous serions des idiots. Mais nous n’allons pas paniquer, parce qu’il y a des réserves de lutte dans la classe ouvrière ; parce que c’est une déclaration de guerre sans traitement préalable ; parce que c’est un phénomène plutôt de l’intérieur qui fait pression sur le centre, mais justement, le centre politique du pays n’est pas à droite. Et aussi parce que le vote Milei ne s’affirme pas dans la classe ouvrière. Il y a sans aucun doute des réserves de lutte dans la classe ouvrière la plus concentrée et c’est à cela qu’un éventuel gouvernement de Milei ou de Bullrich, ou d’une coalition entre eux, devra faire face.

 

Ndt :
[1] Argentinazo : Révolte populaire initiée en décembre 2001, qui a totalement changé les rapport entre les classes en Argentine.
[2] Menem :
Président néo-libéral de l’Argentine pendant les années 90. Revendiqué par Milei, il est responsable de la privatisation des entreprises de l’Etat (transports, énergie, communications, etc.) ainsi que d’une politique de convertibilité peso-dollar qui a fini par produire la crise économique du 2001.

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