Par Juan Pablo Pardo
Source : Izquierda web, le 9 septembre 2023
Durant l’été, des grèves, des élections syndicales et des actions de toute sorte ont eu lieu aux Etats-Unis. Pour cette raison, les médias ont diffusé l’expression « hot labor summer » (l’été chaud du travail).
Le Washington Post, l’un des plus grands journaux américains a publié un titre assez parlant en référence à la ville qui constitue l’épicentre du processus : « Los Angeles devient la ville des piquets de grève”. En effet, à la mi-août, la grève des scénaristes et des acteurs d’Hollywood a convergé avec la grève de 11 000 travailleurs de mairie de Los Angeles.
La multiplication des grèves et la lutte pour la syndicalisation
Désormais historique, la grève des scénaristes qui a débuté en mai dernier, dure depuis plus de 120 jours. Elle est bien connue dans le monde entier, avec un impact médiatique considérable. Le syndicat des acteurs s’est joint à ce processus, réunissant les deux syndicats pour la première fois en plus de 60 ans dans une action commune, en l’occurrence contre le big business des sociétés de streaming et contre l’utilisation de l’intelligence artificielle pour détruire des emplois. Outre cette lutte, peut-être la plus retentissante à ce jour, il existe d’innombrables autres conflits, tels que la grève des travailleurs de l’État de Los Angeles, des travailleurs de l’hôtellerie (qui a également eu un impact important dans cette ville), des travailleurs de la santé dans les hôpitaux, des travailleurs des chaînes de restauration rapide, de Starbucks et de bien d’autres qui s’annoncent encore:
Plus de 300 000 travailleurs de l’entreprise de logistique UPS ont voté en masse pour l’adoption des Teamsters [1], et le mandat de leur syndicat c’est de se mettre en grève s’ils n’obtiennent pas de contrat avant le 1er août. L’entreprise, sous la pression de l’imminence de la grève, a fait une offre comportant d’importantes concessions et améliorations des conditions des travailleurs, façonnant un accord très progressiste qui a été approuvé par 86 % des votes des membres. Quoi qu’il en soit, la menace de cette grève, les « piquets d’entraînement » et la force dont ont fait preuve les travailleurs ont donné le sentiment (comme l’ont dit plusieurs militants de la base du syndicat) que s’ils avaient fait grève, ils auraient pu arracher aux patrons un contrat encore meilleur, parce qu’ils avaient la force de se battre.
Aujourd’hui, l’attention se porte principalement sur les travailleurs de l’automobile de Détroit regroupés au sein de l’UAW (United Auto Workers). Ces travailleurs ont déjà voté pour autoriser leur syndicat à lancer une grève si un contrat n’est pas conclu d’ici le 14 septembre, date d’expiration du contrat. Aujourd’hui, il semble probable que cette décision sera confirmée et que l’UAW pourrait lancer une vaste grève contre les « big three », les trois plus grandes entreprises automobiles de Détroit, General Motors, Ford et Stellantis (anciennement Chrysler), ce qui impliquerait 150 000 travailleurs.
En 2019, l’UAW avait lancé une grève de six semaines contre General Motors, la première chez un constructeur automobile depuis de nombreuses années. Mais après la grève, la bureaucratie, qui a terminé en disgrâce impliquée dans des affaires de corruption, a accepté un contrat permettant des licenciements.
Aujourd’hui, c’est Shawn Fain qui est à la tête du syndicat, depuis le début de l’année, à l’occasion de la première élection directe de l’histoire de l’UAW.Il se dit prêt à affronter les trois entreprises sur une série de revendications qu’il qualifie d' »audacieuses » : augmentation des salaires de 46 %, fin du système de rémunération par paliers, réduction du temps de travail, augmentation des retraites, rétablissement des avantages sociaux supprimés par les entreprises au cours des années précédentes. Tout cela ouvre la porte à un conflit potentiel d’une importance considérable.
Depuis le début de l’année, il y a eu 247 grèves impliquant plus de 340 000 travailleurs, selon l’Université de Cornell. Si la grève de l’automobile est confirmée, le nombre de grévistes pour l’année passerait à plus de 450 000, ce qui en ferait la deuxième année avec le plus grand nombre de grévistes depuis plus de 30 ans. Cela ferait de 2023 la deuxième année avec le plus grand nombre de grévistes depuis plus de 30 ans, atteignant un nombre proche de celui enregistré en 2018 dans le feu d’une immense grève des enseignants, qui est maintenant le « record » depuis 1989.
À tout ce processus s’ajoute l’immense élan de syndicalisation qui se manifeste presque chaque jour. Le cas le plus connu est celui des Starbucks Workers United, qui se battent pour incorporer une à une les milliers de boutiques Starbucks à travers le pays. Mais dans pratiquement tous les secteurs d’activité, il y a des luttes, extrêmement ardues, pour que les syndicats se forment, et ensuite, une fois formés, les entreprises doivent les reconnaître et établir leurs premiers contrats, ce qu’elles refusent souvent de faire.
Aux États-Unis, la création d’un syndicat est un combat gigantesque, une véritable guerre des classes. Il faut d’abord que 30 % des travailleurs signent une « carte » demandant la création d’un syndicat. Ensuite, le National Labor Relations Board autorise un scrutin, au cours duquel il faut obtenir plus de la moitié des votes positifs pour créer le syndicat. Et cela doit se faire boutique par boutique, c’est-à-dire, dans le cas de Starbucks, magasin par magasin. Bien entendu, les patrons profitent de cette méthode pour développer toutes sortes de pratiques antisyndicales féroces, comme les licenciements, les menaces ou les persécutions, afin d’essayer d’empêcher la formation de syndicats. Le cas d’Amazon, où Jeff Bezos a dépensé 4,3 millions de dollars en consultants pour briser le syndicat, est bien connu.
Un relancement de l’organisation syndicale
Il est clair que l’on assiste à un redressement de la lutte syndicale aux Etats-Unis. Depuis les années 1980, on a assisté à un déclin de la syndicalisation, marqué par le néolibéralisme, les attaques contre les droits des travailleurs, le départ de nombreuses industries délocalisées par les capitalistes vers d’autres pays, et la prolifération de nouveaux emplois dans des secteurs non syndiqués, autant d’éléments qui ont affaibli la classe ouvrière pendant des années. Cependant, ces dernières années, avec la remise en cause croissante du capitalisme, on assiste à une montée en puissance de la lutte syndicale, avec l’émergence de nouveaux syndicats qui se forment ou luttent pour se former, avec des mouvements comme le Fight for 15 (lutte pour un salaire minimum de 15 dollars de l’heure) et avec des grèves qui se multiplient.
De plus, les effets réactionnaires et de fragmentation dus à la pandémie refluent, ce qui s’ajoute à la situation économique (9 % d’inflation en 2022, du jamais vu depuis des décennies), se traduit par des revendications plus fortes et plus profondes de la part des travailleurs. Ces dernières années, et surtout pendant la pandémie, les patrons ont accumulé plus de superprofits que jamais. C’est ce qui s’exprime dans la lutte des Teamsters d’UPS et dans les revendications de l’UAW, qui demande une augmentation de salaire de 46 %.
Il y a quelque chose qui bouge aujourd’hui et qui n’existait pas ces dernières années. Le mouvement syndical qui a redémarré est un fait, chaque jour il y a de nouveaux syndicats, de nouvelles campagnes, des conflits. C’est aussi la campagne de syndicalisation qui déferle sur le pays, avec les cas retentissants d’Amazon et de Starbucks. Bien sûr, c’est une immense guerre contre les patrons et l’Etat, qui investissent des milliards de dollars pour empêcher les syndicats de se former, et nous partons de très bas, avec des taux de syndicalisation historiquement bas. Mais le sentiment est que le rebond est un fait : selon un sondage Gallup, en 2022, 71% de la population américaine approuve les syndicats, un record jamais atteint depuis 1965. « Aujourd’hui, faire partie d’un syndicat, c’est cool », nous a dit un jeune membre du SEIU lorsque nous nous sommes rendus à Los Angeles en avril pour le premier congrès international des travailleurs des plates-formes.
Une lutte qui ouvre des perspectives
La lutte pour la construction des syndicats, pour des salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail, contre les pratiques antisyndicales des entreprises, constitue une guerre directe. Il s’agit d’un affrontement avec les patrons qui avaient réussi à imposer une défaite au mouvement syndical aux États-Unis, mais qui sont aujourd’hui confrontés à un mouvement résurgent et qui se met à l’offensive.
Certes, il s’agit encore d’un mouvement naissant, mais le contraste avec la situation d’il y a quelques années est saisissant. Il y a de nouveaux leaders indépendants comme Amazon Labor Union. Il y en a aussi d’autres qui expriment une plus grande combativité que la bureaucratie traditionnelle, ou un réformisme de classe, qui s’exprime dans des courants comme Teamsters for a Democratic Union (secteur réformiste, lié au DSA, mais qui exprime une ligne de conflit plus ouverte avec les entreprises, contrairement aux dirigeants traditionnels des Teamsters, profondément bureaucratiques, vendus aux entreprises et liés à la mafia) ou le cas déjà cité de Fain de l’UAW, élu par vote direct pour la première fois dans l’histoire du syndicat.
Il est clair qu’il ne s’agit pas d’un mouvement socialiste révolutionnaire, il y a des limites importantes en ce qui concerne la position réformiste de ces nouveaux dirigeants, leur dépendance à l’égard d’un parti patronal comme les Démocrates et même à l’égard de Biden lui-même (qui se qualifie de « président pro-syndical », une arnaque totale, qui a eu un chapitre retentissant l’année dernière lorsqu’il a empêché la grève des chemins de fer) et le manque d’appel à la base des syndicats pour qu’ils mènent les combats jusqu’au bout. Mais ils sont le reflet d’une nouvelle situation dans le mouvement syndical américain.
Il reste aussi un mouvement plein de potentiel. L’essor du mouvement syndical reflète un réveil de l’expérience historique et des critiques du capitalisme qui balayent le monde. Il y a quelque chose de nouveau qui vient d’en bas, avec un protagonisme clair de jeunes et très jeunes travailleurs, comme on le voit chez Amazon et Starbucks. Il s’agit d’un mouvement qui se rattache à d’autres phénomènes de lutte contre le système : lié à Black Lives Matters, aux revendications de la population migrante, à la lutte du mouvement LGBT, comme dans le cas de Starbucks[2]. Dans un monde plus polarisé dans lequel nous vivons, où la remise en question du capitalisme s’accentue et où des affrontements majeurs se profilent, la résurgence du mouvement syndical aux États-Unis, un pays où la classe ouvrière est très nombreuse, a un potentiel immense. Nous sommes peut-être à quelques jours d’un saut dans ce processus si la grève automobile se confirme. Ce qui est certain c’est que le mouvement est arrivé pour y rester et écrire encore des nouveaux chapitres. Nous allons suivre de près les événements
Notes :
- Il s’agit des conventions collectives qui durent 4 ans avec des conditions de travail et de salaire “accordées” entre les employés et l’employeur.
- Pendant le mois de juin, il est éclaté un conflit chez Starbucks, plus de 150 magasins se sont mis en grève. Des piquets de grève ont été organisés dans les sièges de l’entreprise. Parmi les demandes des travailleurs, il y avait notamment la reconnaissance de leur syndicat, ainsi que la visibilité et la prise en compte des politiques LGBTI.