Une analyse matérialiste du nouveau gouvernement de Javier Milei

L'Argentine vient de vivre un tournant électoral "copernicien" d'une telle ampleur qu'il est difficile d'en mesurer la portée, d'autant plus que nous sommes encore au cœur des événements et que le nouveau gouvernement Milei-Villarruel n'est pas encore arrivé au pouvoir.

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Par Roberto Saenz, le 22 novembre 2023

 

Le contexte de crise économique profonde a été l’élément qui a marqué la campagne électorale

Une campagne électorale aspirée par le haut par le régime politique, c’est-à-dire sans grandes luttes et sans appel à des mesures de force générale de la part de la bureaucratie syndicale. Un scénario dans lequel le péronisme, la bureaucratie syndicale et le kirchnérisme ont contribué à aplanir tout développement.  Une énorme trahison historique, surtout de la part du secteur kirchneriste, qui se veut « progressiste » et constitue une partie substantielle du régime politique. La variante électorale la plus à droite a fini par s’imposer.

Cette élection du second portait un caractère plus « artificiel » et polarisé. Pourtant, pour une marge très large  (56% à 44%), l’impact est évidemment grand. Il est également le constat que, dans le monde du travail, les attaques ont commencé, et qu’il est nécessaire de s’organiser et de se préparer à répondre.

Cependant, l’analyse reste un enjeu majeur pour pouvoir mesurer la portée et les limites du nouveau gouvernement afin de trouver nos points d’appui à l’action : les médiations que constituent le triomphe de Milei (La Liberté Avance) même si elles s’inscrivent dans le cadre de l’ensemble des attaques à venir [2].

 

Un résultat électoral réactionnaire

Le résultat des élections signifie un fort virage à droite de la situation nationale. Depuis les élections du 13 août, l’Argentine se trouve dans un climat réactionnaire qui a été ratifié par le résultat des élections, ouvrant une période dont il est difficile de mesurer l’ampleur pour le moment.

La conjoncture actuelle s’est formée dans un « combo ». Une convergence de la crise économique et sociale associée à l’échec du gouvernement du Frente de Todos, sur l’antécédent d’une sortie post-pandémique, et sans initiatives de lutte des forces nationales pendant tout le mandat d’Alberto Fernández.

En d’autres termes, nous sortons d’une période largement défavorable, où les rapports de forces n’ont pas été remis en question. Cela n’allait pas être fait par le gouvernement du Frente de Todos, basé sur un type d’arbitrage entre les classes différent de celui que le nouveau gouvernement tentera de faire. Rappelons que dans la première phase du gouvernement sortant, l’énorme conquête du droit à l’avortement, par exemple, a été accomplie.

Cependant, ce que le gouvernement de Javier Milei menace de faire avec sa politique, en principe une politique de choc, c’est évidemment de remettre en cause les rapports de forces : un défi dont il est impossible de prévoir le résultat, même si nous avertissons que s’il « va trop loin », il pourrait faire exploser le pays.

Le dernier événement de la luttes de classes a eu lieu fin 2017 avec la grande mobilisation des 14 et 18 décembre et la victoire pyrrhique de la modification du calcul des retraites, mais avec la défaite de facto du gouvernement de Mauricio Macri, qui a été remplacé par Alberto Fernández.

Puis vint le gouvernement d’Alberto, marqué par la pandémie et la post-pandémie. Il a assumé la dette envers le FMI héritée de Macri pour ensuite vider de plus en plus les réserves. De son côté, Le FMI ne lui a pas lâché la main même si on lui a pas accordé non plus d’avantage des devises. Une situation qui n’a fait que favoriser la croissante inflation de manière irrépressible et qui a débouchée dans une crise sociale sans fin. L’enchaînement a fini par donner le triomphe électoral à Milei, bien que les travailleurs et les secteurs les plus organiques des exploité.es et des opprimé.es aient voté contre lui à une écrasante majorité.

 

La conjoncture étouffante marquait le pulse de l’aller-retour électoral dans une spirale inhabituelle qui a débouché sur le nouveau gouvernement du binôme Milei-Villaruel

Cependant, le résultat du processus en étant purement électoral n’a pas de correspondance directe dans la lutte des classes. Il ne faudrait pas tomber dans des caractérisations erronées ou très tranchantes soit d’un côté ou l’autre.

Il est évident que les secteurs qu’ont soutenu Milei rendent compte des éléments individualistes dans la société qui va à l’encontre de toute idée de collectif ou sociale. Néanmoins son caractère n’est pas si homogène que ça. Une partie des soutiens ont été empruntés de la droite classique ( Juntos por el Cambio) ce qui peut poser certaines limites malgré la canalisation de la colère par la droite.

Même sur le plan électoral, il existe une autre limite très concrète : les 44% qui ont voté pour Sergio Massa contre Milei (et non pour Massa lui-même) . Une campagne démocratique menée par la base qui a conduit à la remontée du 22 octobre, lorsque Massa a obtenu 36%, soit 14 points de plus que les 22% qu’il avait obtenus dans l’ODEPA (en incluant les votes de Grabois).

Un autre fait important dans cette analyse du vote, que nous allons souligner, est que le vote pour Massa a exprimé la majeure partie de la classe ouvrière la plus organique qui est contre Milei, qui peut commencer à subir dès maintenant les attaques des patrons, qui est ligotée par la bureaucratie syndicale mais qui exprime des réserves et ne laissera pas passer les attaques sans se battre.

Certes, nous assistons à un glissement électoral réactionnaire vers la droite, dont il faudra voir la portée réelle dans la pratique, et qui anticipe une attaque en règle contre les conditions de vie et de travail des travailleurs.

Cependant, nous devons insister encore et encore sur le fait qu’il s’agit toujours d’un résultat électoral qui doit être testé dans les faits, dans la lutte des classes. Et ce, même si dans un premier moment de « sidération » il peut sembler que de nombreuses attaques pourraient passer « sans peine ni gloire » [3] 

L’effort de compréhension de la portée, des limites et des obstacles institutionnels par rapport aux attaques à venir est fondamental pour ne pas tomber dans le cliché électoral et voir le film dans son ensemble. Les contours, il est vrai, sont encore incertains puisque le nouveau gouvernement n’est pas encore entré en fonction au moment où nous écrivons cet éditorial [4]. Nous devons nous accommoder de cette incertitude pendant un certain temps, même si dans ce texte nous tenterons de faire la part des choses [5].

Le vote pour Milei a concerné les secteurs les plus précaires des travailleurs, de la classe moyenne réactionnaire et de l’intérieur du pays, exprimant un basculement électoral vers la droite de pans entiers de la classe moyenne aisée ainsi que des commerçants, etc.

Dans le cas de la bourgeoisie, les choses ne sont pas encore aussi claires. Il y a des secteurs importants de la bourgeoisie qui ont penché vers Milei. Mais on a l’impression qu’un autre secteur misait sur Massa, et que maintenant, dans une partie importante du patronat, il y a une sorte de situation d’attente pour voir ce qu’il va faire.

La position de la bourgeoisie – et des blocs politiques en redéfinition – n’est pas négligeable car elle est liée au caractère minoritaire du nouveau gouvernement, une question sur laquelle nous reviendrons plus loin.

Dans ce cadre, nous pouvons souligner deux questions méthodologiques importantes : a) nous insistons sur le fait que, bien que le résultat électoral soit un appel à lancer une attaque en règle contre la classe ouvrière, il est encore trop tôt pour apprécier le résultat d’une telle attaque : ce sera une lutte même si l’initiative est maintenant avec l’ennemi ; b) il est possible que la conjoncture électorale réactionnaire que nous avons traversée se transforme en une étape réactionnaire. Mais pour la définir comme une étape, il faut du temps, pour voir l’ampleur réelle des évolutions. Il arrive aussi que les étapes soient courtes et se retournent rapidement en sens inverse, parce qu’une étape ne se réfère pas seulement au temps mais à un ensemble d’éléments qui le constituent, et dans ce cas nous avons affaire à un ensemble d’éléments nouveaux : une nouvelle totalité dont la portée réelle est encore très difficile à définir.

Cependant, par prudence, il est peut-être préférable de parler de période réactionnaire plutôt que d’étape ; c’est la réalité, en tout état de cause, qui donnera la mesure des choses.

Un élément à souligner ici, et il n’est pas mineur, c’est qu’une étape ou une période réactionnaire peut devenir pré-révolutionnaire ou ouvertement révolutionnaire brusquement ; cela dépend beaucoup du calcul que le nouveau gouvernement et la bourgeoisie font en lançant leurs attaques[6]. Il semble qu’il y ait un secteur de la bourgeoisie qui ne soit pas d’humeur réactionnaire.

On a l’impression qu’il y a un secteur qui se sent  » tout puissant  » (Macri, influencé par l’équilibre de son gradualisme). Mais il y a d’autres secteurs, et la presse en leur sein, qui sont beaucoup plus prudents : ils craignent que le pays n’explose[7]. La bourgeoisie n’est pas la seule à être prudente.

Cependant, après une année marquée par une campagne électorale aussi longue, par l’arbitrage du régime à droite, par la trahison historique du péronisme, des kirchneristes et de la bureaucratie qui ont laissé gagner Milei sans bouger le petit doigt, et par un résultat électoral aussi réactionnaire, il est difficile d’évaluer objectivement les évolutions. Par ailleurs, il est compliqué de peser les dures attaques à venir, les éléments médiateurs et l’issue qui dépendra, en fin de compte, de la lutte des classes.

La victoire électorale réactionnaire de Milei a un impact sur les secteurs populaires précisément sur ce terrain, le terrain électoral ; c’est ce qui ouvre la porte aux attaques. Mais il vaut mieux pas exagérer non plus. Chaque chose a sa mesure. Même si, avant même que Milei ne prenne ses fonctions, les patrons lancent déjà des attaques par le bas, il existe des facteurs médiateurs importants et le rapport de force doit être testé sur le terrain de la lutte.

Il y a peu de précédents dans le pays pour une attaque de choc au pied levé. L’attaque à venir, en particulier dans le domaine macroéconomique, est basée sur les très mauvaises conditions économiques : une inflation extrême comme justification d’un ajustement économique fort, sur le terrain de la fragmentation sociale dans lequel le pays évolue aujourd’hui.

Mais le pays organique existe, la classe ouvrière organique existe, et le désordre de Milei-Villarruel pourrait se situer à plusieurs niveaux ; tous ces éléments sont des facteurs médiateurs qui façonnent une multiplicité de scénarios encore ouverts.

Aucun gouvernement réactionnaire ou d’extrême droite ne peut emmener la classe ouvrière avec lui sans de grandes luttes : cela ne s’est pas produit dans le cas de Thatcher (tant admirée par Milei) ou de Reagan, ni dans le cas de Trump (dans son cas, cela provenait plutôt d’un cycle antérieur de régression), ni avec Bolsonaro qui a imposé de dures contre-réformes à la suite de la crise de 2013 du gouvernement de Dilma Roussef, mais n’a pas réussi à changer le régime politique.

Même si le prochain gouvernement les remet en cause, il est extrêmement difficile de revenir sur les acquis de la chute de la dictature militaire : il y a une tutelle « polyclassiste » du régime de 1983 et des acquis démocratiques qui en découlent. Il ne s’agit pas seulement du fonctionnement institutionnel ou des libertés démocratiques en général, mais aussi des aspects fondamentaux de la démocratie ouvrière au sein de la démocratie bourgeoise, comme les syndicats, les conventions, etc.

Il ne leur sera pas facile non plus de se mesurer à certains héritages de 2001 et à des acquis plus récents comme le mouvement des chômeurs, le mouvement des femmes et des LGBT, le droit à l’avortement, le caractère public et libre de l’université (qui vient de plus loin), ainsi que les rapports de forces plus généraux liés au droit de manifester et à l’organisation syndicale et étudiante : tout un  » paquet « , et il faudra bien apprécier et mesurer jusqu’où ces gens veulent et peuvent aller.

Nous insistons cependant sur le fait qu’il est trop tôt pour donner des définitions totalement exactes. Il s’agit plutôt d’approximations successives, en veillant à ne pas perdre le juste équilibre entre la portée et les limites des choses, mais aussi entre le symbolique et le réel de la période.

Un gouvernement Milei a un impact, c’est vrai. Et il se prépare à lancer une forte attaque autour de la dévaluation et des dépenses publiques qui affectera sans doute les salaires, les pensions, les plans sociaux et probablement l’emploi public ainsi que les salaires et les accords des enseignants.

Cependant, rien de tout cela ne se passera sans conséquences et sans réponse tôt ou tard. Nous devons être patients et voir la véritable profondeur des choses ; nous ne nous laisserons pas impressionner, sachant qu’il y a des réserves dans notre classe et qu’un résultat électoral n’est pas la même chose qu’un résultat dans la lutte des classes.

 

Le caractère du nouveau gouvernement

Passons maintenant à l’appréciation du type de gouvernement à venir. Milei et Villarruel sont tous deux d’extrême droite. Cependant, les idées des dirigeants ne suffisent pas à  les caractériser ou du moins d’un point de vue matérialiste, y compris le type de gouvernement qui viendra après le 10 décembre.

Le nouveau gouvernement est encore en cours de formation, il est donc difficile de le définir. De nombreux membres de la “deuxième ligne” des figures qui seront potentiellement dans le prochain gouvernement ont fait partie de gouvernements précédents, comme celui de Macri ou de l’époque menémiste. Certains fonctionnaires sont même passés par le gouvernement local du kirchneriste Scioli (il est envisagé, par exemple, que Scioli reste ambassadeur au Brésil).

La vice-président est une personnalité d’extrême droite et il y a des personnalités controversées comme l’avocat Cúneo Libarona pour la justice ou la future ministre du capital humain, qui fait partie de l’Opus Dei.

Cependant, cette fonction publique n’épuise pas le caractère du gouvernement, ni ne supprime les limites au niveau du régime politique. Il est vrai aussi qu’il ne s’agira pas, a priori, d’un co-gouvernement entre « mileidisme » et « macrisme », mais plutôt que Milei essaiera de composer son propre gouvernement, même s’il faudra que Macrismo recueille des soutiens au Congrès national – non seulement de Macri mais aussi d’autres forces politiques : on spécule même sur des secteurs du péronisme.

À l’époque, nous avions caractérisé le gouvernement de Macri en tant que réactionnaire . Cependant, le prochain gouvernement Milei est encore plus à droite, bien qu’il soit beaucoup moins organique que celui de Macri, que nous définissons comme un agent direct des patrons. Il est peut-être même correct de définir le gouvernement Milei-Villarruel comme un gouvernement d’extrême droite, bien que nous préférions le comprendre dans sa dimension minoritaire extrêmement réactionnaire. La réalité parlera mieux de son véritable caractère.

Il est essentiel de comprendre que le caractère d’un gouvernement n’épuise pas le problème de sa portée et de ses limites. Une chose est le caractère du gouvernement et une autre le cadre politique dans lequel il agit : la relation entre le gouvernement et le régime politique, et avec les rapports de forces plus larges.

Une question importante est celle du cadre institutionnel dans lequel il devra agir, car celui-ci impose certaines limites. Il s’agit d’un gouvernement minoritaire : il ne compte que 39 députés et 8 sénateurs. Il est clair que le macrisme aspire à porter ce chiffre à environ 80 députés (nous n’avons pas le chiffre des sénateurs pour le moment). Le péronisme est la première minorité dans les deux chambres et l’ensemble de l’espace parlementaire est en pleine reconfiguration [8].

Le fait que Milei et Villarruel ne disposent d’aucun gouverneur (bien que plusieurs d’entre eux soient prêts à l’aider ou à le soutenir en fonction des mesures qu’il prendra) constitue un élément très important de cette reconfiguration. L’impact du résultat électoral est fort, mais l’élément institutionnel pèse et ne doit pas être perdu de vue en tant que contrepoids possible.

Notre définition est qu’il s’agit d’un gouvernement extrêmement réactionnaire, mais au sein du régime démocratique bourgeois, une version très à droite du régime. Les allégations de fraude n’avaient aucune base juridique et, en fin de compte, elles ont été rejetées sans gloire, mais aussi par la majorité des médias et des corporations sociopolitiques.

Toute la mise en scène de la LLA le 19 novembre était institutionnelle, et le fait que Villarruel propose la réouverture de la discussion sur la dictature militaire ne signifie pas qu’ils peuvent si facilement remettre en question le régime. Nous ne croyons pas que ce sera le cas.

L’analyse comparative s’applique dans ces cas. D’un point de vue organique, Milei part de beaucoup plus loin que Trump et Bolsonaro. Dans le cas de Trump, il avait le soutien du Parti républicain, l’un des partis centenaires des États-Unis. Bien qu’il ait joué sur la corde raide après avoir perdu l’élection (un cas grave évidemment), il n’a pas rompu avec le régime. Dans le cas de Bolsonaro, on sait qu’il a eu, entre autres soutiens, un très important : celui des forces armées brésiliennes, incomparablement plus fortes que les forces armées argentines[9]. Le problème du régime politique est un autre facteur.

Il est un autre facteur de médiation, au même titre que l’équilibre des pouvoirs. Il ne peut être ignoré. Par ailleurs, le mileidismo est fondamentalement un phénomène électoral et de réseaux sociaux, médiatiques et maintenant institutionnels. Mais il n’y a pas encore de forces de choc au-delà de petits groupuscules de provocateurs (provocations qui vont sans doute se multiplier et qu’il faudra apprendre à gérer).

Mais là aussi, nous devons faire preuve d’un certain équilibre. Il ne faut ni sous-estimer la radicalité du nouveau gouvernement, ni perdre de vue ses limites. Les limites sont importantes, car si le gouvernement remet en cause le régime politique, tente des manœuvres bonapartistes, contourne le Congrès national, entre autres, il peut déclencher des mobilisations de masse d’une ampleur considérable.

Il y a des éléments d’arbitrage du régime qui sont ceux qui ont fonctionné toute l’année par rapport aux élections. Cet arbitrage s’est fait en faveur d’un virage à droite, contre le parti au pouvoir. Mais le nouveau gouvernement trouvera aussi des limites dans le régime lui-même s’il essaie de « charger » si frontalement.  Non pas à cause du régime lui-même, mais à cause des rapports de forces que le régime exprime. Il n’exprime pas seulement le moment immédiat de la lutte des classes. Il n’est pas possible de regarder ces rapports seulement d’en bas. Il faut une vision « globale » qui regroupe toutes les sphères dans lesquelles les relations de pouvoir s’expriment, même si c’est d’une manière déformée.

En résumé, le nouveau gouvernement est un danger pour les masses. Mais les dangers doivent être mesurés et pesés. Et il est important de mesurer le rapport entre gouvernement et régime pour ne pas tomber dans l’impressionnisme, sans perdre de vue, bien sûr, que nous ne sommes pas face à un gouvernement « normal » mais à un gouvernement réactionnaire atypique – bien que minoritaire – qui va tenter d’appliquer une politique de choc et de contre-réformes sur la base d’un résultat électoral qui lui a été très favorable. Le paradoxe de l’affaire est qu’il s’agit de mesures très dures à appliquer par un gouvernement qui est encore un point d’interrogation[10].

Mais au milieu, il y a la matérialité des choses. Cette matérialité indique, nous le répétons, qu’il s’agit d’un gouvernement minoritaire d’un point de vue organique et qu’il rencontrera des limites, qu’il ne pourra pas faire n’importe quoi. Par exemple, l’élimination du peso, la dollarisation de l’économie, l’élimination du BCRA, sont des mesures qui nécessitent une réforme constitutionnelle. Et le vote d’une réforme constitutionnelle nécessite une majorité des deux tiers dans les deux chambres.

La privatisation complète d’YPF (aujourd’hui, il s’agit d’une société cotée en bourse, détenue à 51 % par l’État et à 49 % par le secteur privé) nécessite une loi. Il en va de même pour une contre-réforme du travail ou des retraites.

Il est évident que le gouvernement de Milei tentera de mener des contre-réformes. Cela fait partie de sa raison d’être et c’est pourquoi la bourgeoisie et le régime l’ont laissé faire.

Toutefois, il est erroné de croire que ces mesures seront prises automatiquement. Elles nécessiteront toutes une discussion et une bataille qui ne sont pas seulement institutionnelles, mais qui peuvent combiner la rue et le palais. Beaucoup d’entre elles sont des déclarations d’intention, et il faut distinguer les paroles des actes. Toutes ces menaces nécessitent une réponse par la lutte des classes en général, ce qui ne sera pas du tout facile.

Certes, nous ne pouvons pas faire confiance aux institutions elles-mêmes, ni au péronisme, ni à la bureaucratie syndicale, qui viennent de commettre la trahison historique d’avoir laissé entrer Milei.

Mais il ne faut pas non plus croire que nous sommes dans un « champ de bataille », que tout se passera sans problème. Comme nous l’avons souligné, il existe un ensemble de médiations pour faire avancer les mesures gouvernementales de Milei, et parmi ces médiations, il y a la dialectique entre le gouvernement, le régime et la lutte des classes, une dialectique qui ne peut être oubliée malgré l’impact du résultat électoral.

La perspective possible d’un grand affrontement de classes et le fait qu’il y ait de multiples médiations doivent être des éléments de préparation pour notre classe. Nous sommes maintenant sous l’impact de la confortable victoire électorale de l’ALL et la première chose qui apparaîtra sera certainement les attaques (la dévaluation est déjà en cours et c’est une fatalité). Mais comme nous l’avons souligné plus haut, aucun gouvernement n’agit dans un « vide social ». Nous entendons les avertissements répétés des analystes sur de possibles problèmes liés à la gouvernabilité.

 

Se préparer aux attaques à venir

C’est un fait que les attaques se préparent, même si leur ampleur doit être mesurée au cas par cas. Le nouveau gouvernement prépare des attaques en règle contre la classe ouvrière.

Comme nous l’avons souligné, la première chose à venir est la dévaluation. Cependant, celle-ci ne définit pas en elle-même le rapport de force (bien qu’il y ait un nouveau et plus grand transfert de ressources des détenteurs de pesos vers les détenteurs de dollars, ainsi qu’une réduction substantielle des salaires réels). Il est trop tôt pour connaître l’ampleur réelle de la dévaluation, mais on s’attend à ce qu’elle soit importante, plus importante que ce que Massa aurait fait. En même temps, ils ne pourraient pas sortir rapidement du cepo (régulation de circulation du dollar), car ils doivent d’abord résoudre la question du déficit quasi-budgétaire (l’endettement de l’État auprès des banques, les Lelics).

La validation d’une dévaluation majeure, qui se traduira par une attaque généralisée sur les salaires, sera la première mesure (elle se profile déjà). La seconde est l’annonce d’une réduction des dépenses de l’Etat (l’idée d’un « ajustement à la politique » semble recouvrir le fait qu’il y aura des licenciements dans l’Etat). Ces deux mesures à prendre à partir du 10 décembre, et la dévaluation peut-être même avant – une partie du débat sur la transition est de savoir qui paiera le coût de cette dévaluation – sont des attaques généralisées contre les travailleurs.

On spécule également sur le fait qu’au cours du premier semestre de l’année, l’inflation augmentera encore plus, compte tenu de la dévaluation, et que la production diminuera de 3 % l’année prochaine, des questions qui marquent peut-être un conflit d’attentes dans certains secteurs des électeurs du Mileidismo lui-même.

En d’autres termes, ces mesures d’attaque sont imminentes, mais il est impossible de prévoir si elles passeront sans douleur ni gloire, si la bureaucratie, sous la pression de la base, exigera des salaires compensatoires, s’il y aura des débordements dans la bureaucratie, ou quoi que ce soit d’autre. Il n’est pas écrit qu’une macro-dévaluation aura lieu dans le silence total, même si cela pourrait se produire au début. Il n’est pas non plus écrit que l’élagage de l’État, s’il implique des licenciements massifs, passera comme une lettre à la poste.

L’idée d’un cours de choc est d’essayer de surprendre la société immédiatement après l’élection, quand tout le monde pense à une sorte de fête. Mais ce serait une erreur d’anticiper et de tout prendre pour acquis.

Il y a là aussi une médiation. Il faut faire la différence entre les mesures « généralisées », comme la dévaluation, et les contre-réformes (par exemple en matière de travail et de pensions) et les attaques lieu par lieu. Lieu par lieu, il semble que les patrons anticipent et que des licenciements pourraient être annoncés (il est nécessaire de confirmer ce qui pour l’instant n’est que rumeurs).

Milei propose maintenant de « remettre Aerolíneas Argentinas à ses travailleurs » et de se désengager de la compagnie (il rejette l’idée d’une compagnie nationale). Il propose également la privatisation des médias publics : la télévision d’Etat, Radio Nacional et Télam.

Mais tout cela devra passer par deux facteurs médiateurs : l’un est la lutte des classes et l’autre le parlement (il est évident qu’on ne peut pas dépendre du régime ou de la bureaucratie syndicale traîtresse ; mais ces « institutions » ont leurs propres intérêts d’appareils au milieu et c’est aussi un facteur médiateur).

Il existe également un troisième facteur de médiation important, qui a trait à la réaction démocratique de la base qui a permis le redressement de Massa le 22 octobre. Cet élément de démocratie et de politisation doit également être pris en compte, même s’il n’a pas été très organisé et que, lors du second tour, il s’est superposé à l’émergence de l’appareil péroniste. En effet, il n’était pas possible de renverser le phénomène électoral de  de Milei si ce n’est en appelant à des mesures de lutte adéquates, à renverser la situation électorale par la lutte, ce que, manifestement, ni le kirchnerisme, ni le massisme, ni la bureaucratie syndicale n’étaient prêts à faire.

Quoi qu’il en soit, la tâche du moment est de commencer à se préparer, à partir de la base, à faire face aux attaques qui se profilent. Nous devons commencer par faire le point sur ce qui s’est passé et sur le véritable caractère du nouveau gouvernement. Il faut éviter l’impressionnisme et transmettre l’idée que Milei est moins qu’il n’y paraît, qu’il y a des conditions pour l’affronter.

Il faut aussi faire le bilan du kirchnerisme pour le désastre qu’a été le gouvernement d’Alberto Fernández, pour avoir accepté sans autre forme de procès la dette contractée par Macri auprès du FMI, pour l’ajustement inflationniste, pour avoir favorisé les milieux d’affaires en permanence, pour avoir refusé d’appeler à des manifestations pendant la campagne électorale parce que cela aurait « fait le jeu de Milei », pour ne pas s’être mobilisé massivement lorsque Villarruel a rendu hommage aux génocides à la Législature, et pour être responsable de l’arrivée de Milei au gouvernement.

L’évaluation du reste de la gauche est également pertinente ici – bien qu’à un niveau différent, logiquement -. En particulier les principaux membres de FITU, qui n’ont pas pris au sérieux le phénomène Milei et LLA. Le PTS a défini Milei comme « le petit chaton des patrons », minimisant ainsi un danger réel pour les travailleurs . Le PO, pour sa part, a affirmé que la bourgeoisie avait mis en place « un plan de lutte » contre Milei au cours du premier tour. Ils n’ont pas mis en garde les travailleurs contre le danger d’un tel gouvernement, ni participé à la bataille qui s’est exprimée par la base pour que Milei ne soit pas élu. Ils n’ont pas su faire la différence parmi l’éventail des différents types de gouvernements bourgeois.

En tout état de cause, et dans chaque cas, il est nécessaire de commencer à envisager des tactiques de revendication et de dénonciation, d’unité d’action. Il faut un front uni pour faire face aux changements, aux attaques et aux contre-réformes qui s’annoncent avec le nouveau gouvernement, aspects que nous développerons dans des textes ultérieurs.

Notes

[1] Ils ont été incapables de remettre réellement en cause l’accord avec le FMI, ils ont laissé le pays pieds et poings liés à l’ajustement inflationniste et ils ont laissé la droite tourner autour de la figure de Milei sans bouger le petit doigt

[2] Trouver une mesure, une distance dans l’analyse entre les attaques, limites et médiations du nouveau phénomène devant lequel nous nous trouvons est fondamentale pour ne pas se laisser impressionner, sans manquer de rendre compte de la réalité ; c’est aussi important parce que le kirchnerisme joue à se faire peur pour se justifier et inhiber la descente dans la rue.

[3] Le mot  » anéantissement  » est important ici, car c’est précisément l’impact que produit un tel résultat électoral : il fait apparaître le nouveau gouvernement comme tout-puissant et les exploités et opprimés comme impuissants face à lui, ce qui est faux

[4] Lorsque de nombreux analystes parlent du « saut dans le vide » qui pourrait résulter du gouvernement de Javier Milei, ils se réfèrent précisément à l’ensemble des incertitudes qui entourent son prochain mandat (incertitudes qui ne sont pas seulement « politiques » au sens générique du terme, mais de toutes sortes : économiques, sociales, de gouvernabilité, etc.)

[5] Il faut tenir compte du fait que, dans la nouvelle période, une nouvelle génération peut entrer dans la lutte et le militantisme ou entraîner le retour d’anciens camarades.

[6] Nous avons souligné à d’autres occasions que la barbarie en paroles précède la barbarie en actes. Toutefois, il est également vrai que cette « barbarie en paroles » doit passer l’épreuve des actes. L’ALL joue sans cesse à « faire peur » pour inhiber ou mettre sur la défensive la société exploitée et opprimée ; mais cela ne signifie pas que les médiations qu’elle devra surmonter disparaissent : les mots sont une chose et le pouvoir matériel de faire appliquer, une autre

[7] Nous avions signalé un éclatement possible du fait de la déclaration de guerre contre les travailleurs qui représente le nouveau gouvernement de Milei. Logiquement, il est impossible de savoir quand, comment et si une telle explosion se produira. Mais ce ne sont pas que des propos de circonstance. De larges secteurs du patronat et des médias se montrent extrêmement préoccupés par la gouvernabilité du pays, d’autant plus sur la base quasi hyperinflationniste dans laquelle nous vivons (bien qu’il soit également vrai que l’inflation sert à justifier l’ajustement budgetaire).

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