Les #MeToo qui fissurent le vernis de la bourgeoisie

Entre la 49ème cérémonie des Césars avec la tribune de Judith Godrèche, et le phénomène #MeTooGarçons à l'initiative de l'acteur Aurélien Wiik, les violences sexuelles – notamment celles faites aux enfants en France – sont sous les projecteurs. L'actualité française du 8 mars de cette année sera encore marquée par de nouveaux témoignages de violences sexistes et sexuelles, avec des #metoo qui émergent dans tous les domaines, et qui craquellent le vernis de respectabilité de bastions bourgeois comme les milieux cinéphiles ou littéraires.

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Le cinéma à la française ou l’incarnation de la grande famille incestueuse

« Depuis quelque temps, je parle, je parle, mais je ne vous entends pas, ou à peine. Où êtes-vous ? Que dites-vous ? », interroge Judith Godrèche au cours de son intervention lors de la cérémonie des Césars 2024. Cette fois-ci, l’Académie des Césars a concédé un espace de parole à une actrice victime, un moyen d’éviter un nouveau scandale dans son long historique de complicité avec les agresseurs. Le souvenir brûlant de l’édition de 2020 qui avait sacré le violeur Roman Polanski « meilleur réalisateur » ne peut pas être effacé par une petite fenêtre de parole accordée. En 2020, les témoignages de violences sexuelles dans le cinéma faisaient déjà partie de l’actualité criante. Mais l’Académie avait fait le choix de les faire taire en récompensant les agresseurs et en repoussant par la répression policière les manifestant.es féministes loin de la salle Pleyel afin que leurs cris de colère n’entachent pas le traditionnel défilé de richesse indécente du tapis rouge.

S’il en fallait encore une preuve, on ne peut que renouveler le constat que le problème n’est pas de « libérer la parole », comme y sont systématiquement exhortées les victimes. En 2020, Adèle Haenel avait déjà parlé et fait un travail de pédagogie magistral pour sensibiliser collectivement aux violences sexistes et sexuelles. Judith Godrèche parle depuis trente ans ; la parution de son livre autobiographique Point de côté en 1994 contenait déjà tous les indices de l’emprise exercée par Benoît Jacquot, si tant est que la médiatisation d’une relation entre une enfant de 14 ans et un homme de 40 ans ne suffise pas à un sursaut et à la qualification pénale de pédocriminalité. Les témoignages ont toujours circulé, sous différentes formes et à différentes échelles bien sûr, mais la parole des victimes est là. Encore faut-il faire le choix de l’écouter. 

Le fonctionnement de la grande famille du cinéma, à l’image du modèle des familles incestueuses, repose sur la loi du silence, telle que la définit Dorothée Dussy dans son travail remarquable sur l’inceste dans Le Berceau des dominations. Les victimes l’ont intégrée, comme en témoigne Judith Godrèche, qui reprend l’ordre lancé sur les plateaux de tournage : « silence, moteur demandé » en expliquant l’avoir assimilée comme règle de conduite pour sa survie dans le monde du cinéma. Jusqu’ici, le silence agit en effet comme un moteur dans la grande industrie cinématographique, qui se nourrit des corps d’enfants violé.es à bas bruit, avec la complicité des institutions bourgeoises culturelles, politiques et judiciaires. 

 

Le déni des violences ou le confort de la bourgeoisie

Quand on regarde la prise de parole de Judith Godrèche aux Césars, quelque chose dénote par rapport au reste de la cérémonie, dans le choix des images et du montage. Chaque remise de prix et chaque discours sont généralement l’occasion de filmer les célébrités présentes dans la salle, montrer leurs émotions magnifiées par leurs tenues luxueuses. Pour la tribune de Judith Godrèche, l’assemblée est filmée exclusivement de dos : il n’y a aucun visage pour lui faire face. Tout d’un coup ce n’est plus qu’une assemblée de spectateur.ices passif.ves, qui finit par applaudir hypocritement à la fin de son discours, avant de retourner confortablement à leur cérémonie et à leurs récompenses dorées, sans se remettre en question. Car évidemment, invisibiliser les visages de l’assemblée, c’est fermer les yeux sur la responsabilité collective de ce milieu, de celleux qui ont agressé et continuent d’agresser, de celleux qui ont cautionné et continuent à cautionner ce système d’impunité et la culture du viol dans le cinéma.

Comme en témoignent les travaux anthropologiques sur l’inceste, le bilan de la CIIVISE (Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences sexuelles faites aux enfants) ou encore les récits autobiographiques de personnes concernées par ces violences dans leur enfance, si la société peut reconnaître à la marge qu’il y ait des enfants victimes de violences sexuelles, mettre des visages sur les coupables de ces agressions, admettre leur caractère systémique est une lutte encore loin d’être acquise. Le déni est collectif, massif, structurant. Chaque année, ce sont 160 000 enfants qui sont victimes de violences sexuelles, soit au moins un enfant toutes les trois minutes. Un chiffre à ne pas perdre de vue concernant les violences sexuelles perpétrées sur les enfants est celui du sexe des agresseurs : dans 97% des cas, il s’agit d’un homme. Les violences sexuelles commises sur des enfants s’inscrivent dans le continuum des violences patriarcales.

La réception médiatique du #metoogarçons initié par l’acteur Aurélien Wiik à la veille des Césars s’est fréquemment contentée de s’arrêter au constat de l’universalité des violences, comme s’il s’agissait d’une espèce de fatalité du mal qui toucherait hommes et femmes indifféremment. Cette approche dépolitisée vient entretenir le déni d’un système de violences qui se nourrit des oppressions de sexe, de genre, de race, de classe, d’âge, de validisme. On commence à accepter de voir les visages de certaines victimes, moins celui de leurs agresseurs. Les victimes occupant des postes subalternes dans l’industrie cinématographique sont encore très peu visibles. Si on constate que parler des violences en tant qu’actrice met en péril la continuité d’une carrière, qu’en est-il alors pour les travailleur.ses précaires dont la place dans cette industrie n’est pas qu’une question de représentation artistique mais de survie matérielle ? Parler au risque de perdre son travail quand on en a besoin pour manger, ce n’est pas la même chose que de risquer son confort bourgeois et sa célébrité. Là encore, les rapports de domination sexués se nourrissent de l’exploitation classiste, raciste et capitaliste peu importe le secteur de production, qu’il s’agisse des plateaux de tournage ou de la sous-traitance du ménage dans un hôtel. 

 

Les violences sont partout : luttons contre l’hypocrisie bourgeoise

En parallèle des mouvements de dénonciation des violences dans le milieu du cinéma, ce mois de février 2024 aura aussi été celui des prémices d’un #metoo littéraire, avec le procès pour violences conjugales de Jean-Michel Maulpoix, Prix Goncourt de la Poésie 2022 et ex-président de la Maison des écrivains et de la littérature. Ce représentant d’une élite littéraire bourgeoise, passée par les bancs de l’École Normale Supérieure, s’est illustré par des faits de violences conjugales des plus dégradants envers son épouse. 

Une remarque du procureur du Tribunal de Strasbourg lors du procès retient notre attention par son indécence et l’ampleur de son ignorance : « Difficile de comprendre qu’un couple avec un tel statut social se livre à de telles abjections. ». Au-delà de la mise sur le même plan d’actes de violences s’inscrivant dans un système d’emprise et d’actes de légitime défense (le procureur a d’ailleurs requis une peine à la fois pour Maulpoix et pour sa femme Laure Helms pour « violences réciproques »), le sous-entendu de cet employé du Ministère de la Justice est des plus choquants. 

Il semble qu’il faille encore le répéter en 2024, malgré les #metoo qui s’élèvent des milieux les plus riches : oui, les violences touchent toutes les classes sociales. Cet exemple vient illustrer les dégâts de la diffusion à grande échelle de l’idéologie d’extrême-droite et de son fémonationalisme, qui martèle que les agresseurs sont toujours des étrangers, des hommes racisés et précaires, des « barbares » sans culture. Non, les agresseurs sont en réalité des gens qui peuvent être très bien insérés et instruits, au point d’être ministres, députés, réalisateurs, écrivains ou critiques reconnus. Les violeurs d’enfants sont des hommes comme les autres, qui peuvent faire des films la journée et sodomiser de force une enfant de 13 ans préalablement droguée la nuit. Les maris violents sont des hommes comme les autres, qui peuvent faire une thèse sur la notion de lyrisme dans la sphère universitaire et insulter leur femme de « grosse salope » et de « pauvre pute », la frapper et la menacer de mort jusqu’à ce qu’elle s’urine dessus dans la sphère conjugale. 

Les révélations de violences qui viennent gratter le vernis de respectabilité de la bourgeoisie sont autant de rappels du caractère systémique des violences sexistes et sexuelles, et de la complaisance de ce vieux monde avec ces oppressions.

Les paroles de l’avocate de la défense adressées à Maulpoix lors de son procès sont à ce titre significatives : « Vous faites partie de l’ancien monde, monsieur. Ici vous n’êtes pas poète. Pas écrivain. Vous n’êtes rien. Vous êtes juste un homme quelconque poursuivi pour des violences sur sa femme. ». 

Tant que les violences seront partout, que les agresseurs ne seront pas des « riens » mais des figures d’autorité qui continueront à faire la pluie et le beau temps dans leurs milieux, à être protégés par les institutions bourgeoises, il nous faudra continuer à lutter et à déferler massivement dans les rues pour nos droits et contre les violences.

 

Sources

« 160 000 enfants, Violences sexuelles et déni social », Édouard Durand, Tracts Gallimard, n°54, janvier 2024

Le rapport public de la CIIVISE, consultable en ligne 

Le berceau des dominations : Anthropologie de l’inceste, Dorothée Dussy, 2013

Discours de Judith Godrèche aux Césars 2024 

« #MeToo dans le cinéma :  »C’est une révolution, ils ne peuvent plus l’empêcher » », émission Mediapart « A l’air libre », 12/02/2024

 

Articles

« Jean-Michel Maulpoix : Une histoire de bleu(s) », Maxime DesGranges, Zone Critique, 29/02/2024

« Le Goncourt de poésie Jean-Michel Maulpoix condamné pour avoir frappé sa femme », Sarah Brethes, Mediapart, 21/02/2024 

 

Récits autobiographiques sur les violences incestueuses

Triste tigre, Neige Sinno (2023)

Le Voyage dans l’Est, Christine Angot (2021)

La familia grande, Camille Kouchner (2021)

Le Consentement, Vanessa Springora (2020)

Pardon, Eve Ensler (2020)

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