
Article sur la situation internationale, introduction aux débats de la réunion international du courant Socialisme ou Barbarie sur la situation mondiale, août 2024.
1- De l’objectif au subjectif (de la rupture de l’équilibre international au rétablissement de l’expérience historique).
Tout d’abord, la définition générale est que nous sommes entrés dans une nouvelle étape mondiale dont la tendance de fond est le déséquilibre. Rappelons que nous avions souligné que la nouvelle scène mondiale éventuellement ouverte depuis 2008 (pour marquer un événement structurel) est celle des crises, des guerres, des révolutions, de la barbarie et de la réaction, enrichissant quelque peu la définition classique de Lénine.
En clair : le signe de stabilisation depuis la fin des années 70, avec la contre-offensive thatchérienne et reaganienne, la chute du Mur, la fin du « monde bipolaire », l’hégémonie américaine incontestée, etc. s’est inversé. Le signe actuel est une tendance permanente à la déstabilisation (une déstabilisation de plus en plus dangereuse) avec des effusions de sang croissantes qui entremêlent guerre et rébellion (ou révolution), ou guerre et causes justes (comme l’émancipation nationale ukrainienne ou palestinienne, des causes qui n’étaient pas visibles dans l’étape précédente). Le contexte est celui d’un déséquilibre international croissant dans tous les domaines.
Un nouveau livre d’Alex Callinicos (que nous n’avons pas encore pu lire) porte un titre intéressant : L’âge des catastrophes. Le fait est que nous sommes dans une période de catastrophes croissantes, bien que nous devions voir ce phénomène dans toute sa dialectique (encore ce « petit mot », très utile comme méthode pour comprendre les développements du présent) ; aller à l’encontre des interprétations du courant dominant en Europe et au Brésil, qui sont sceptiques. Mais ce n’est pas notre interprétation. La nôtre est plus médiatisée. Nous remarquons dans le monde des éléments de bipolarité dans la lutte des classes, concept que nous berçons depuis 2016 et que nous développerons plus loin.
Une autre définition que nous avons utilisée mais qui doit être réaffirmée est que le 21ème siècle façonne une nouvelle totalité (ce qui commence à être apprécié autour de la deuxième décennie de ce siècle). Il y a eu une étape lors l’entre-deux-guerres avec un cycle de révolutions socialistes triomphantes et échouées (la russe triomphante, les autres échouées : Hongrie, Allemagne, Espagne, Chine) ; une autre étape après la Seconde Guerre Mondiale avec les révolutions anticapitalistes mais non socialistes (Chine, Vietnam, Yougoslavie et Cuba), le triomphe de l’URSS sur le nazisme et le boom économique capitaliste à l’Ouest ; une troisième, celle de l’hégémonie incontestée des États-Unis à la fin du siècle dernier, du monde unipolaire, de la postmodernité, de la fin de l’histoire, de la chute du Mur, etc. Et, évidemment, nous sommes dans une nouvelle étape des deséquilibres dont les processus et le cadre sont ouverts et où il n’y a pas encore de détermination (d’où les caractéristiques déséquilibrées de l’étape, s’il y avait une détermination il y aurait un nouvel équilibre).
Plutôt que le mot « désordre » utilisé par le mandélisme (Pierre Rousset dans certains de ses rapports à la « IVème »), il me semble plus marxiste, plus profond, de parler d’une nouvelle étape qui rouvre l’époque – qui en vérité ne s’était jamais vraiment refermée, comme nous l’avons déjà souligné -, une nouvelle étape de rupture des équilibres et des consensus anciens. Il y a des courants marxistes et des auteurs qui réagissent de manière alarmiste et par à-coups, comme Daniel Bensaïd, qui soutiennent que l’époque des crises, des guerres et des révolutions est terminée (c’est pourquoi ils parlent de « chaos » planétaire, qui est un mot descriptivement acceptable mais qui n’indique des tendances sans aucune direction ; c’est fondamentalement un concept post-moderne) et qu’une « nouvelle époque » s’est ouverte qui remet en cause toute la stratégie théorique et politique du marxisme révolutionnaire.
En passant de l’objectif au subjectif par rapport à la nouvelle étape que nous traversons (c’est-à-dire le « reflet » subjectif de cette analyse objective basée sur le concept de « chaos planétaire »), de nombreux marxistes et intellectuels ont cédé à la pression « mélancolique » des années 1990 avec la chute du mur de Berlin, circonstance perçue comme une défaite à ce moment (restauration capitaliste), alors qu’en réalité les antécédents de cette défaite remontent à loin – le processus a été confondu avec sa cristallisation et donc le moment a été hypostasié : la défaite de la classe ouvrière en URSS dans les années 1930 et des révolutions anti-bureaucratiques d’après-guerre en Europe de l’Est, ainsi que la défaite de la poussée des années 1970, le dernier grand processus de radicalisation politique jusqu’à aujourd’hui. Le moment est passé et de nombreux courants restent attachés à ce schéma superficiel, perdant de vue son arrière-plan historique : le déblocage potentiel de la perspective socialiste authentique, ainsi que l’opportunité stratégique qui en découle pour relancer la bataille pour le socialisme (d’où l’importance du bilan du stalinisme).
Les expressions actuelles de cette extrême unilatéralité sont des œuvres telles que la Mélancolie de la gauche de l’historien Enzo Traverso, qui porte un regard sceptique et non scientifique sur la réalité, un regard que l’on pourrait qualifier de purement « phénoménologique » : il voit une coupure totale dans l’expérience historique ; il ne voit pas d’accumulation d’expérience dans la dernière période.
Pour donner une indication de l’unilatéralité de l’approche de Traverso dans cet ouvrage, il souligne qu’à la fin du siècle, nous passons d’une « mémoire stratégique orientée vers le futur à une circonstance « présentiste » où la tension entre le passé et le futur devient une sorte de dialectique « négative » : « Dans un tel contexte, nous redécouvrons une vision mélancolique de l’histoire comme souvenir des vaincus (…) [un] passage de l’utopie à la mémoire » (2018 ; 18). Il souligne également que » (…) le futur antérieur est enterré ou, mieux, a été englouti par la mer, sans lien avec l' »horizon d’attente » du présent. Il apparaît comme un traumatisme qui rompt la continuité du temps historique » (Enzo Traverso, 2016, p.155).
La fin de l’utopie, le futur enfoui, le passé comme traumatisme, ces affirmations ont des éléments de réalité, mais elles sont trop rétrospectives ; elles perdent la perspective vers l’avant, ce que nous appelons les éléments d’accumulation de l’expérience qui se déroulent pas à pas ; il est vrai que plus lentement que nous le voudrions, mais il ne sert à rien de se fâcher avec la réalité, parce qu’elle est toujours plus grande que nous. Si, en effet, le XXe siècle a remis en question la continuité mécanique du temps historique, sa prétendue « unilinéarité socialiste », Traverso perd de vue, répétons-le, la réouverture simultanée de l’expérience historique qui s’opère sous nos yeux.
Il se trouve que la dure réalité de cette troisième décennie du XXIe siècle met à mal cette rupture de la mémoire historique. Un exemple parmi d’autres : le génocide sioniste à Gaza suscite les plus grandes mobilisations de défense de la cause palestinienne depuis une génération. Ces mobilisations, au Moyen-Orient et ailleurs en Asie, sont capitalisées par des courants islamistes, mais qui, dans les pays d’Europe occidentale et aux États-Unis, sont laïques et clairement orientées à gauche (la crise qu’elles ont ouverte pour la campagne électorale de Joe Biden a été l’une des raisons de son remplacement par Kamala Harris).
Mais les développements sont allés plus loin : ils ont mis sur la table l’échec de la solution dite des « deux États » et rendu à nouveau réaliste la solution d’un État palestinien unique, libre, laïque et non raciste (il faut également garder à l’esprit les divisions croissantes au sein de la société israélienne).
Il faudra aussi voir comment le mouvement écologiste, en retrait depuis la pandémie, se redressera ; prendre note du maintien de la force du mouvement des femmes et des LGBT au niveau international, des mobilisations antifascistes en cours dans des pays comme l’Allemagne, la Grande-Bretagne (avec des développements récents) et d’autres, ainsi que du retour potentiel du mouvement pour la dénucléarisation et contre le militarisme, qui s’inspirera sûrement d’autres mouvements du même type dans les années 1970.
Une partie de la « mécanique matérielle » vers le redémarrage de l’expérience historique est que nous nous trouvons dans une période caractérisée par une polarisation croissante entre les États et dans la lutte des classes. Dans cette dynamique systématique d’action et de réaction finalement asymétriques (une « bipolarité asymétrique ») c’est toujours tenu « un combustible et un extincteur » et où, pour cette même raison, les choses ne s’arrangent jamais tout à fait.
Examinons ces questions plus en détail. Entre les États, plutôt que la bipolarité, il y a une sorte de multipolarité, qui tend d’ailleurs à se « résumer » à une sorte de nouvelle bipolarité entre l’impérialisme traditionnel, les États-Unis et ses alliés du G-7 (Allemagne, Japon, Grande-Bretagne, France, Italie, Canada) et l’alliance entre la Chine et la Russie (impérialismes en devenir ou en reconstruction) et leurs alliés respectifs (Iran, etc.). Le biais des confrontations entre eux (de moins en moins par procuration, de plus en plus directes) est inter-impérialiste. D’où les scénarios de confrontation inter-impérialiste qui commencent à émerger alors qu’ils semblaient délirants il y a quelques décennies, comme l’hypothèse de conflits nucléaires entre puissances impérialistes.
Ce qui est apparu, c’est que le contexte dans lequel l’expérience humaine est traitée au cours de cette troisième décennie du XXIe siècle est très différent des précédents ; la spécificité des questions qui la marquent est sans précédent. De même, et à l’autre pôle, nous avons connu au cours des deux dernières décennies des révoltes populaires aux quatre coins du monde ainsi que l’émergence de différents types de mouvements tels que les mouvements des femmes, etc., un terrain sur lequel une dynamique de bipolarité est également en cours : la dynamique laïque et modernisatrice du droit à l’avortement, par exemple, face à la réaction conservatrice et religieuse qui remet en question même les acquis de la Révolution française (les libertés démocratiques, par exemple).
D’autre part, il est vrai que nous n’avons pas encore connu de nouvelles révolutions. Les dernières ont été les révolutions polonaise, nicaraguayenne et iranienne à la fin des années 70, des révolutions très différentes, mais dont le point commun est qu’elles visaient à détruire l’État existant. Il n’y a pas eu de nouvelles révolutions parce que la période actuelle est encore très marquée par une inégalité intense entre les facteurs objectifs et subjectifs : nous sommes encore dans une période où, dans le domaine de la subjectivité, c’est la crise de l’alternative socialiste qui domine. Et pourtant, en même temps, comme dans « une vague qui se referme et une autre qui commence », il y a une reprise de l’expérience historique. En ce sens, ce que dit Kouvélakis sur les raisons du triomphe du NFP (Nouveau Front Populaire) aux dernières élections législatives en France est illustratif : « Pour trouver des réponses [au grand vote du centre-gauche], il faut regarder de plus près les ressorts de cette poussée [il fait référence à la réaction démocratique entre le premier et le second tour des élections sur laquelle le front populaire a capitalisé]. Nous avons été surpris et soulagés, mais ce n’est pas un miracle. On pourrait même dire qu’il vient de loin, de la sédimentation laissée par les batailles sociales et politiques des dernières années. Cette sédimentation s’exprime à deux niveaux. Le premier est celui d’une succession de mobilisations qui ont mis en mouvement des secteurs divers et massifs de la société française (…) la lutte contre la loi Travail, les Gilets jaunes, les mobilisations féministes ou antiracistes, les révoltes de quartier, le mouvement contre la réforme des retraites, sans oublier la bataille décisive de la solidarité avec le peuple palestinien. Certes, aucun de ces mouvements n’a été couronné de succès. Mais grâce à eux, un climat de politisation, une capacité d’action et un large sentiment d’appartenance à un camp social largement identifiable se sont enracinés dans le pays. C’est cette accumulation d’expériences qui a rendu possible la mobilisation populaire, largement auto-organisée, qui a été le secret du renversement de la dynamique entre les deux tours des élections, et du ralentissement de la montée de la « vague brune » ( Kouvélakis, 10 juillet 2024, « Turning ‘prorogation’ into a power alternative« ).
Soulignons un autre élément que nous avons moins évoqué mais qui participe de cette sédimentation. Kouvélakis parle d’une politisation croissante de la nouvelle avant-garde, et c’est vrai : il y a l’exemple des campus américains et de leur solidarité avec la cause palestinienne, avec des images que l’on n’avait pas vues depuis les années 70 dans ce pays !
En revanche, Kouvélakis exagère quelque peu, à notre avis, lorsqu’il parle d’une « vague brune » en raison de la croissance bien réelle de l’extrême droite en France, qu’il considère comme simplement « fasciste ». Des cas évidents de telles appréciations donnant lieu à des orientations opportunistes sont ceux du NPA L’Anticapitaliste en France, ou de la DSA aux USA et des Jacobins en général, de la Résistance et du MES au Brésil, etc…, toutes organisations qui ont été intégrées dans des fronts de collaboration de classe. Il semble que les critères politiques de classe, qui sont des principes, peuvent être une monnaie d’échange, utilisée pour confondre toute l’élaboration du marxisme sur le front uni. Cette élaboration, dans son cas, transforme un front indépendant des classes en son contraire : une politique de front populaire. Et il est significatif que des courants qui se considèrent morenistes appuient des quatre pieds sur cette politique de conciliation expressément rejetée par Nahuel Moreno dans des pamphlets pédagogiques comme « La trahison de l’OCI« , l’un des meilleurs textes du leader argentin.
En résumé, les analyses unilatéralement « mélancoliques » à la Traverso (c’est-à-dire tournées vers l’avenir) s’effondrent avec la réapparition d’une série de vieux problèmes sous de nouvelles formes ou de nouveaux problèmes qui n’existaient pas dans les périodes précédentes. Et avec cela réapparaît aussi le débat stratégique qui, il est vrai, fait lentement son chemin, mais qui, par la force des choses, commence à émerger.
2- Déséquilibre géopolitique, danger nucléaire et retour de la question nationale-coloniale
Examinons maintenant les éléments de déséquilibre qui sous-tendent la nouvelle scène internationale et qui semblent entraîner le monde dans l’impensable jusqu’à très récemment : la guerre inter-impérialiste et la catastrophe écologique (il est clair que nous la plaçons comme l’une des tendances à l’œuvre, et non comme une nécessité mécanique). Dans la dernière période, l’élément le plus déséquilibrant est géopolitique : la confrontation, en bref, des États-Unis et de leurs alliés avec la Chine et la Russie. Cette confrontation a commencé il y a une dizaine d’années autour des problèmes économiques et commerciaux avec la Chine, mais elle s’est généralisée et constitue aujourd’hui le principal élément de déstabilisation de la situation mondiale : « Le lien économique entre la Chine et les États-Unis est beaucoup plus profond et beaucoup plus étendu que celui entre la Russie et les États-Unis (…) Et ce lien va dans les deux sens (…) il est impensable que les États-Unis sanctionnent la Chine comme ils ont sanctionné la Russie (…) En même temps, la Chine est beaucoup plus imbriquée dans l’économie mondiale et son secteur exportateur reste le moteur de son économie (…) J’ai toujours aimé souligner le parallèle frappant entre cette situation et celle de l’Allemagne et du Royaume-Uni à la veille de la Première Guerre mondiale. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, ces pays étaient de plus en plus compétitifs sur le plan commercial et financier, et leur rivalité géopolitique s’accentuait. Pourtant, ils étaient fortement interconnectés en termes économiques et sociaux (…) mais le bras de fer a perdu son équilibre et a fini par devenir l’un des stimulants de la Première Guerre mondiale » (Ho-fung Hung, Jacobin Lat).
Comme le souligne cet analyste chinois, la situation économique et commerciale s’est étendue à une confrontation militaire croissante avec la Russie au sujet de la guerre en Ukraine et aux tensions progressives avec la Chine au sujet de Taïwan, ajoutant au cours de la dernière période une série de confrontations ou de guerres par procuration, comme cela se produit en Ukraine, au Moyen-Orient et potentiellement à Taïwan même, dans un contexte où les relations géopolitiques déséquilibrées sont réorganisées autour de deux pôles : le pôle de l’impérialisme traditionnel (les États-Unis et les pays du G-7, comme nous l’avons déjà souligné) et le pôle qui se constitue autour de la Chine et de la Russie, en y ajoutant des puissances régionales telles que l’Iran et la Corée du Nord, etc.) Le pôle de l’impérialisme traditionnel (les États-Unis et les pays du G-7, comme nous l’avons déjà souligné) et le pôle qui se constitue autour de la Chine et de la Russie, auxquels s’ajoutent des puissances régionales telles que l’Iran, la Corée du Nord, etc.
« Avant la guerre en Ukraine, la Chine pensait que sa situation et celle de la Russie étaient similaires. C’est ce qui ressort clairement d’une déclaration commune faite le 4 Février 2022 par Poutine et Xi Jinping lors de l’ouverture des Jeux olympiques [c’est-à-dire immédiatement avant le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par Poutine vers la fin du même mois], dans laquelle la Chine a exprimé son soutien à l’opposition de la Russie à la présence de l’OTAN dans les pays de l’ex-URSS. Dans le même temps, la Russie soutient également la Chine dans son opposition à la création d’une alliance de sécurité [dirigée par les États-Unis] dans le Pacifique et en Asie. Les questions les plus contestées sont Taïwan, la mer de Chine méridionale et tous ces pays d’Asie du Sud-Est qui ont des différends territoriaux avec la Chine. Pendant la guerre froide, ils étaient tous des États satellites de l’empire américain (…). Mais au XXIe siècle, la situation est très différente de celle du début de la modernité ou de la guerre froide (…) Aujourd’hui, le nationalisme est partout dans l’air, de l’Ukraine à Taïwan, en passant par la Malaisie et tous ces petits États. Tous veulent l’autodétermination et l’indépendance. L’un des moyens d’y parvenir est de dresser les grandes puissances les unes contre les autres, et c’est ce que font les petits États » (Ho-fung Hung, idem).
Bien sûr, il existe des nuances importantes entre toutes ces circonstances, mais nous plaçons cette citation comme une illustration des confrontations géopolitiques croissantes qui rapprochent le danger d’une confrontation militaire directe entre les forces impérialistes, comme nous l’avons souligné au début de ce point, quelque chose d’impensable au cours des quatre dernières décennies.
À ces impensés en pleine effervescence s’ajoute désormais un élément non négligeable : les « grondements » croissants sur la question militaire et nucléaire. La guerre en Ukraine a clairement ouvert une nouvelle ère de réarmement international. Le couple impérialisme-militarisme étudié par nos classiques (Lénine et Luxembourg surtout, textes qu’il faut réétudier) est de retour. Il est clair que les pays de l’UE tentent d’atteindre le plancher proposé par l’OTAN de 2% du PIB consacré aux dépenses militaires et que les États-Unis augmentent également leurs dépenses militaires (les plus importantes de la planète, avec environ 800 milliards de dollars par an !), tout comme la Chine (la moitié du budget militaire américain) et la Russie (1/8 de celui des États-Unis). Et ce, en incluant déjà le retour du service militaire dans certains pays, ce qui n’est pas à exclure (le Danemark vient de réintroduire le service militaire obligatoire à partir de 2027, pour les femmes).
D’autre part, outre l’extension des conflits armés que nous verrons dans un instant, le fait très nouveau mis en exergue par la presse impérialiste ces dernières semaines est le retour de la course au nucléaire : « (…) les dangers nucléaires ont proliféré et muté. Le nombre d’ogives nucléaires augmente à nouveau, la Chine visant à étendre son arsenal de quelques centaines il y a dix ans à environ mille [ou 1500] d’ici 2035 [actuellement à « seulement » 300]. Cela créera pour la première fois une troisième puissance nucléaire. Entre-temps, la technologie s’étend à de nouveaux domaines et à de nouvelles mains. La Russie envisage de placer des bombes nucléaires dans l’espace. La Corée du Nord possède des ogives nucléaires capables d’atteindre le territoire américain, tandis que des milices comme les Houthis disposent d’armes sophistiquées (bien que non nucléaires). La Chine, l’Iran, la Russie et la Corée du Nord coopèrent sur les questions militaires et pourraient également partager la technologie des missiles » (The Economist).
L’article de référence que nous citons, qui fait l’objet de la présente édition du magazine anglais, considère comme un fait probable (plus probable qu’il y a quelques décennies) la possibilité d’un conflit nucléaire plus dangereux que celui de la deuxième période d’après-guerre, lorsqu’il n’y avait que deux puissances nucléaires (les États-Unis et la Russie). Il s’inquiète du fait que les États-Unis pourraient affronter tous les pays susmentionnés dans le cadre d’une coalition nucléaire, ce qui pourrait « incinérer les villes américaines […] ».
Ainsi, l’une des nouveautés radicales de la nouvelle scène géopolitique mondiale, répétons-le, est le retour de la course aux armements et en particulier de la menace nucléaire, avec tout ce que cela signifie en termes de potentiel d’auto-extermination de l’humanité, question sur laquelle nous reviendrons plus loin.
L’autre nouveauté est le retour des guerres et des conflits militaires qui ont une portée mondiale et une composante de lutte des classes (c’est-à-dire des guerres conventionnelles qui ne sont pas si conventionnelles que cela). L’invasion de l’Irak ne comportait pas de composante claire de lutte des classes, bien qu’il y ait eu un élément de guerre d’émancipation nationale contre les États-Unis malgré le leadership de Saddam Hussein. Mais dans les deux « guerres » que nous vivons actuellement, il y a une composante de guerre par procuration et une composante de guerre d’émancipation nationale. Les Ukrainiens ne veulent pas que leur pays soit occupé, et c’est la raison de la résistance acharnée qu’ils parviennent à maintenir, même si elle est instrumentalisée par l’Occident et la direction pro-impérialiste de Zelensky. Et aussi à Gaza, où il y a un énorme génocide – il y a 40 000 morts officiellement tués à ce jour et 40 000 autres non reconnus – mais c’est un conflit sans fin parce que les objectifs de Netanyahou sont inatteignables.
« Je crois sincèrement que ce que nous vivons dans cette période sombre – et c’est une période sombre parce que l’élimination des Palestiniens a atteint un nouveau niveau – est sans précédent. En termes de discours d’Israël, d’intensité et de finalité de ses politiques d’élimination, il n’y a pas eu de telle période dans l’histoire : c’est une nouvelle phase de brutalité contre le peuple palestinien (…) Mais même dans cette période sombre, nous devons comprendre que les projets de colonisation en voie de désintégration utilisent toujours les pires moyens pour survivre [Pappé souligne qu’ils sont toujours condamnés à se désintégrer, tôt ou tard]. Ce fut le cas en Afrique du Sud et au Sud-Vietnam (…) Sur la base d’une analyse calme et experte, j’affirme que nous assistons à la fin du projet sioniste, cela ne fait aucun doute » (Ilan Pappé, 27 février 2027 « Despite this dark time, Israel’s settlement colonialism is coming to an end« , « Il fait sombre avant l’aube, mais le colonialisme israélien touche à sa fin« ). Pappé ajoute qu’un vide émerge soudainement de cet effondrement, qu’il est comme un mur qui s’érode lentement à cause des fissures qui s’ouvrent en son sein et qu’il s’effondre dans un court laps de temps, et qu’il faut se préparer à cet effondrement, à la désintégration de l’État d’Israël et de son projet de colonisation de peuplement.
Le cas ukrainien est très complexe, car pour l’appréhender il faut non seulement comprendre le conflit inter-impérialiste mais aussi remonter à l’héritage du stalinisme en Ukraine, l’Holodomor, etc. et ne pas faire d’analyses simplistes comme le font pratiquement tous les courants, de ceux qui sont avec Poutine comme le Parti Ouvrier argentin, à ceux qui veulent envoyer des armes en Ukraine comme les mandélistes. Le Mandélisme (SU-QI / NPA-A) comprend mieux le problème spécifique de l’Ukraine mais ne comprend pas le problème de l’impérialisme (ce qui est délirant, puisque le centre de son courant est la France), et le Parti Ouvrier ne comprendra jamais rien tant qu’il continuera à croire que le capitalisme n’a pas été restauré en Russie (autre position délirante).
Dans le cas du courant argentin PTS (FT-QI / Révolution Permanente en France), le paradoxe c’est qu’ils sont visiblement divisés avec leur groupe en France sur les deux questions : sur l’Ukraine, Juan Chingo a une position campiste qui brouille sa vision sur le caractère capitaliste et impérialiste de la reconstruction de la Russie (Chingo a eu les positions les plus schématiques de ce courant sur le bilan, ou l’absence de bilan, du stalinisme). Et en ce qui concerne Gaza, ils ont une position opposée en France à celle exprimée publiquement en Argentine : les premiers sont peu critiques vis-à-vis du Hamas et les seconds refusent de défendre inconditionnellement le peuple palestinien…
Pour le reste, Zelensky est maintenant pénétré en Russie par une zone proche de Koursk (site de la plus importante bataille de chars de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et qui a finalement scellé le destin du nazisme dans la guerre) ; une avancée dont l’issue est incertaine puisque Poutine semble continuer à avancer sur l’autre front de la guerre (il vient de conquérir une ville importante dans le Donetsk) : « Que va faire l’Ukraine à présent ? L’avancée a été si rapide, et les Russes si lents à réagir, que l’Ukraine doit revoir ses objectifs. Les gains initiaux ont remonté le moral de la population et redonné confiance aux bailleurs de fonds occidentaux de l’Ukraine, qui souhaitent un soutien militaire plus important. L’Ukraine souhaite également que la Russie retire ses troupes du front, en particulier de la région de Donetsk, où la Russie progresse autour de l’axe entre les villes de Toretsk, Pokrovsk et Chasiv Yar. Depuis le début de l’incursion en Russie, l’Ukraine a perdu le contrôle de la ville de Hrodivka, à 15 kilomètres de Pokrovsk » (The Economist, 15 août 2024).
L’analyse de notre courant n’a pas changé depuis le premier jour du conflit, lorsque nous l’avons caractérisé comme un double conflit : un conflit légitime d’émancipation nationale et un conflit réactionnaire inter-impérialiste (voir « Sur le caractère de la guerre en Ukraine » 6 mars 2022 et « Sur la dynamique de la guerre en Ukraine » 20 mars 2022). Pour sortir du conflit, nous proposons le retrait de la Russie de tous les territoires occupés tout en rejetant l’alignement de Zelensky sur l’impérialisme traditionnel et l’OTAN.
Boris Kagarlitsky, détenu par Poutine il y a plusieurs mois et aujourd’hui libéré, donne quelques définitions importantes du conflit : « (…) les Ukrainiens ne veulent pas faire partie de la Russie. Les citoyens ukrainiens ont montré qu’ils ne voulaient pas faire partie de la Russie. Nous soutenons l’autodétermination, nous soutenons les décisions démocratiques. Nous soutenons le droit des gens à décider à qui ils veulent appartenir (…) les huit années de guerre par procuration de la Russie dans le Donbass ont été un énorme échec. Les habitants du Donbass étaient très confus et frustrés. Beaucoup d’entre eux sont très mécontents de ce que fait la Russie (…), [En Russie] rien n’indique que la classe ouvrière soutient la guerre. Mais la classe ouvrière russe est faible, vaincue par une énorme désindustrialisation. La bureaucratie russe est énorme ; elle se range du côté du gouvernement quoi qu’il fasse » (« Behind the Russian disaster in Ukraine, Interview », Les dessous du désastre russe en Ukraine. 22 mars 2022, Jacobin Radio).
Dans le cas de Gaza, la nouveauté est qu’elle actualise le débat sur la question coloniale qui vient du siècle dernier, dans ce cas, celui d’une lutte émancipatrice qui n’est pas menée par les forces nationalistes bourgeoises – pas même par le PC comme dans les étapes précédentes – mais par les forces islamiques. C’est une nouveauté qui a mis à jour le débat avec des organisations comme Lutte Ouvrière en France, qui affirment « ni Hamas ni Netanyahou », comme si les opprimés étaient les mêmes que les oppresseurs ; ou avec des partisans du Hamas comme le Parti Ouvrier argentin (ce que nous avons déjà souligné) ; en passant par la discussion sur la position à adopter face aux actes terroristes des organisations qui représentent les masses d’un pays opprimé. Dans ce contexte, il est devenu à la mode de relire Frantz Fanon (nous n’avons pas lu son œuvre au moment où nous écrivons ces lignes), que le trotskisme classique n’a jamais soutenu mais que le mandélisme a défendu. Cet auteur fait l’apologie du terrorisme comme méthode d’action politique (nous le comprenons et pouvons même le défendre selon les circonstances, mais nous ne le soutenons pas parce qu’il s’agit d’une méthode substitutionniste d’action de masse).
Le marxiste britannique Gilbert Achcar ramène cette discussion au présent. Il affirme à juste titre que la mentalité qui sous-tend l’action du Hamas est celle des damnés de la terre de Frantz Fanon. L’ouvrage de Fanon est l’interprétation la plus connue des sentiments de [vengeance] des colonisés, par un penseur qui était également psychiatre (Fanon a eu la malchance de mourir très jeune). Fanon a réfléchi aux luttes des colonisés, en particulier des Algériens, contre le colonialisme français, méthodes qui incluaient le bombardement des bars d’Alger fréquentés par des personnes d’origine française. L’auteur, d’origine martiniquaise, note : « Le colonisé qui décide de réaliser ce programme, d’en devenir le moteur, est toujours prêt à la violence. Dès sa naissance, il est clair pour lui que ce monde étroit, plein de contradictions, ne peut être défié que par la violence absolue (…) Il n’y a cependant pas d’équivalence de résultats, car le mitraillage par avion ou le tir des canons de la flotte l’emportent en horreur et en importance sur les réponses des colonisés. Ce va-et-vient de la terreur démystifie le plus aliéné des colonisés. » (Achcar citant Fanon, « Gaza : la catastrophe imminente et l’urgence de l’arrêter » 17 octobre 2023). Achcar ajoute que certains des actes commis par le Hamas le 7 octobre étaient des actes terroristes si « par terrorisme nous entendons le meurtre délibéré de personnes désarmées« , mais souligne que le terrorisme de l’État sioniste a manifestement causé le plus grand nombre de victimes dans l’histoire du terrorisme des groupes para-étatiques.
Mais ce n’est pas la question. Notre position est que l’action du 7 octobre était un mélange d’action militaire légitime et d’éléments terroristes. Nous condamnons les éléments de terrorisme, car ils sont toujours utilisés contre les opprimés, comme le montre le génocide dramatique commis contre le peuple gazaoui, bien que le résultat politique soit plus contradictoire.
En guise de parenthèse, rappelons que la position du PCF dans la guerre d’Algérie (à la fin des années 50) a été si perfide dans la défense de l’impérialisme français qu’elle a provoqué la rupture d’une grande partie de la jeunesse avec ce parti, préparant ce qui sera dix ans plus tard le Mai 68 français, processus où le corps étudiant est représenté par l’anarchisme, le maoïsme et le trotskisme, mais pas par le parti communiste traditionnel.
Dans la France d’après-guerre, le PCF avait été largement légitimé comme « le parti des fusillés » (en raison des 70.000 de ses militants fusillés par les nazis). D’autre part, les exploits populaires de Stalingrad et en général le rôle « soviétique » sur le front de l’Est, ont donné aux partis communistes de l’Ouest (surtout le PCF et le PCI) un énorme prestige qu’ils ont progressivement dilapidé avec leur politique de conciliation de classe dans l’immédiat après-guerre, et qui a eu son coup de grâce dans le cas français – dans la jeunesse, pas dans le mouvement ouvrier – avec la trahison en Algérie. Des courants marxistes comme l’althussérianisme émergent en son sein, non sans contractions et conflits, pour relégitimer le stalinisme à l’université. Althusser lui-même voyait dans le PCF « l’incarnation pratique de la classe ouvrière« , bien qu’il ait admis à un moment donné qu’il n’avait aucun contact avec les ouvriers communistes (François Dosse, La saga des intellectuels français,1944-1989, 2018).
Enfin, il y a la question de Taïwan. Un terrain sur lequel nous suivons généralement le marxiste chinois Au Loong-Yu et sur lequel nous avons écrit nos propres textes (« La Chine explose t-elle ? La plus grande vague de protestations depuis Tiananmen« , 3 décembre 2022, Izquierda Web). Sur le plan programmatique, nous défendons le droit à l’autodétermination, bien que nous ne soyons pas en faveur de l’indépendance de la Chine continentale. Pour l’instant, il n’y a pas eu de saut militaire majeur dans le conflit, et la Chine ne s’est pas sentie en confiance pour tirer parti de la crise liée à l’Ukraine et à Gaza. Elle a profité de ces conflits pour s’engager dans la diplomatie internationale et apparaître comme un nouveau médiateur pour supplanter l’hégémonie américaine dans la région. Un accord a été conclu entre l’Arabie saoudite et l’Iran (deux ennemis jurés jusqu’à présent, l’un sunnite et l’autre chiite) avec la médiation de la Chine. Par ailleurs, toutes les forces d’opposition palestiniennes viennent de se réunir sous ses auspices, proposant un gouvernement palestinien d’unité nationale, qui comporte un élément progressiste en ce moment puisqu’il soutient le Hamas au milieu du génocide à Gaza et de l’action terroriste d’Israël contre tous ses dirigeants.
En bref, sur ce point : il n’y a pas d’issue en Ukraine, il n’y a pas d’issue à Gaza, il n’y a pas de fin au conflit à Taïwan ; tout cela fait partie de la situation actuelle.